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Une fois de retour à la maison, Cat aida les fils de Brusco à débarquer les achats. Le père et ses filles répartirent ceux-ci entre trois carrioles, tout en installant les divers produits sur des couches successives d’algues. « Revenez quand tout sera vendu », dit-il aux gamines, ainsi qu’il le faisait chaque matin, et elles partirent crier leurs denrées. Brea pousserait sa carriole jusqu’au port Pourpre, où étaient ancrés les vaisseaux dont les matelots braaviens constituaient sa clientèle. Talea irait tenter sa chance dans les ruelles qui entouraient le Bassin de la Lune ou parmi les temples de l’île des Dieux. Cat se dirigea quant à elle vers le port du Chiffonnier, comme elle le faisait neuf jours sur dix.

Les Braaviens seuls étaient autorisés à se servir du port Pourpre, qui s’étendait de la Ville Noyée au palais du Seigneur de la Mer ; les bâtiments des cités sœurs et du reste du vaste monde étaient, eux, tenus de mouiller dans le port du Chiffonnier, plus pauvre, plus rudimentaire et plus crasseux que le précédent. Il était aussi plus bruyant, car les marins et les marchands d’une cinquantaine de contrées différentes bondaient ses ruelles et ses quais, mêlés à ceux qui les servaient ou faisaient d’eux leurs proies. C’était l’endroit de Braavos que Cat aimait le plus. Elle en aimait bien le vacarme et les odeurs étranges, et elle aimait bien voir quels navires y avait amenés la marée du soir et quels navires avaient repris le large. Elle aimait bien les matelots aussi : les exubérants Tyroshis, leurs voix de stentors et leurs favoris teints ; les Lysiens blonds qui essayaient toujours de lui faire baisser ses prix ; les Ibbéniens trapus, velus, grommelant des malédictions d’une voix grave et râpeuse. Ses préférés étaient cependant ceux des îles d’Eté : leur peau était aussi lisse et sombre que du bois de teck, ils portaient des manteaux de plumes bariolés de jaune, de rouge et de vert, et leurs bateaux-cygnes avaient des mâts chargés d’immenses voiles blanches magnifiques.

Puis il s’y trouvait aussi, quelquefois, des hommes originaires de Westeros, rameurs et marins déversés à terre par des caraques de Villevieille, par des galères marchandes de Sombreval, de Port-Réal et de Goëville, par des cargos à vin pansus de la Treille. Cat connaissait les termes braaviens signifiant moules et coques et palourdes mais, sur le port du Chiffonnier, elle criait sa camelote dans la langue du commerce, la langue des quais, des docks et des tavernes à matelots, un immonde sabir de mots et de phrases tirés d’une douzaine d’idiomes et accompagnés de signes de main et de gestes pour la plupart injurieux. Cat avait une furieuse prédilection pour ces façons-là. Quiconque lui cherchait des noises était assuré de se voir faire la figue, voire de s’entendre portraiturer comme un con de chamelle ou un trou du cul. « Peut-être bien que je n’ai jamais vu de chameau, disait-elle à ses tourmenteurs, mais les cons de chamelle, je les reconnais à l’odeur ! »

Lorsqu’il arrivait, mais c’était très rare, que l’un d’eux s’en offusque et devienne agressif, alors, elle avait son canif. Elle le maintenait extrêmement pointu, et elle connaissait aussi la manière de s’en servir. Roggo le Rouge l’en avait instruite au Havre heureux, un après-midi où il attendait que Lanna se libère. Il lui avait appris à le planquer dans sa manche et à l’en extraire en cas d’urgence, tout comme à trancher les liens d’une escarcelle avec tant de prestesse et de doigté que toute la pécune s’en trouvait dépensée avant que le propriétaire ne se soit seulement avisé de sa disparition. C’était une bonne chose à savoir, l’homme plein de gentillesse en convint lui-même ; notamment la nuit, quand les spadassins et les rats de gouttière étaient en maraude.

Cat s’était fait des amis sur les quais : débardeurs et histrions, cordiers et ravaudeurs de voiles, taverniers, brasseurs et boulangers et mendiants et putains. Ils lui achetaient des palourdes et des coques, lui racontaient des histoires véridiques sur Braavos et des mensonges sur leur propre existence, et sa façon de baragouiner les faisait rigoler quand elle essayait de parler braavien. Elle ne se laissait pas démonter pour si peu. En guise de riposte, elle leur faisait la figue aux uns comme aux autres et les traitait de cons de chamelle, ce qui les faisait hurler de rire. Gyloro Dothare lui enseigna des chansons dégueulasses, et Gyleno, son frère, lui révéla les meilleurs coins pour attraper des anguilles. Les histrions du Navire lui montrèrent comment se campe un héros, et ils lui dévoilèrent des tirades extraites de La Chanson de la Rhoyne, des Deux épouses du conquérant et de La Brave Dame du marchand. Quill, le petit homme aux yeux tristes qui fabriquait toutes les farces graveleuses du Navire, offrit de lui apprendre à embrasser comme une femme, mais Tagganaro mit un terme à l’affaire en l’assommant avec une morue. Cossomo le Conjurateur l’initia aux tours de passe-passe. Il avalait des souris qu’il retirait ensuite des oreilles de Cat. « C’est de la magie, disait-il. Non pas, répliquait-elle. Les souris n’ont jamais quitté votre manche. Je les y voyais bouger. »

« Huîtres, palourdes et coques », tels étaient ses mots magiques personnels, et ils lui permettaient de se transporter à peu près n’importe où. Elle était montée à bord de vaisseaux en provenance de Lys, de Villevieille et du port d’Ibben vendre ses huîtres directement sur le pont. Certains jours, elle poussait sa carriole jusqu’aux tours des puissants pour proposer des palourdes cuites aux gardes en sentinelle devant les porches. Un jour, elle cria ses produits sur les marches du Palais de la Vérité, et lorsqu’un concurrent prétendit l’en chasser, elle lui retourna sa carriole cul par-dessus tête pour en éparpiller les coquillages sur les pavés. Des officiers des Douanes du port Echiqueté faisaient partie de sa clientèle, ainsi que des pagayeurs de la Ville Noyée dont les dômes et les tours émergeaient des eaux vertes de la lagune. Une fois, son flux lunaire ayant obligé Brea à rester alitée, Cat roula sa carriole vers le port Pourpre pour écouler des crevettes et des crabes auprès des rameurs de la barge de plaisance du Seigneur de la Mer, tapissée de la poupe à la proue de physionomies rieuses. D’autres jours, elle longeait la rivière d’eau douce jusqu’au Bassin de la Lune. Elle y avait aussi bien pour pratiques des spadassins vêtus de satins mi-partis que des officiers de justice et des huissiers d’aspect terne avec leurs manteaux gris et bruns. Mais c’était au port du Chiffonnier qu’elle revenait toujours.

« Huîtres, palourdes et coques ! » s’époumonait-elle tout en poussant sa carriole le long des quais. « Moules, crevettes et coques ! » Un chat au pelage orange crasseux se mit à la suivre, attiré par le tapage de ses appels. Plus loin un nouveau chat fit son apparition, celui-ci d’un gris dépenaillé que rehaussait un moignon de queue. Les chats aimaient bien l’odeur de Cat. Il y avait des jours où elle en traînait une douzaine dans son sillage avant le coucher du soleil. De temps à autre, elle leur lançait une huître et les observait pour voir lequel d’entre eux se l’adjugerait. Les plus gros matous gagnaient rarement la partie, remarqua-t-elle ; neuf fois sur dix, la prise revenait à un animal plus petit, plus rapide, efflanqué, piètre et famélique. Comme moi, se disait-elle. Son favori était un vieux mâle maigrichon dont l’oreille en loques lui remémorait celui qu’elle avait jadis pourchassé tout autour du Donjon Rouge. Non, ça, c’était une autre fille, pas moi.