Deux des vaisseaux qui se trouvaient là la veille avaient appareillé, vit-elle, mais cinq bâtiments nouveaux avaient accosté : une modeste caraque nommée Le Singe dévergondé ; un colossal baleinier d’Ibben qui puait le sang, le bitume et l’huile de baleine ; deux cargos de Pentos passablement avariés ; une fine galère verte enfin de l’Ancienne Volantys. Cat se planta au pied de chacune de leurs passerelles pour crier ses palourdes et ses huîtres, d’abord en langue de commerce puis derechef en Langue Commune de Westeros. Un homme d’équipage du baleinier l’accabla de malédictions si tonitruantes qu’il fit déguerpir les chats affolés, et un rameur de Pentos lui demanda le prix qu’elle réclamait pour la palourde de son entrecuisse, mais elle remporta plus de succès auprès des autres navires. Un officier en second de la galère verte goba une demi-douzaine d’huîtres et lui conta comment son capitaine avait été tué lors d’une tentative d’abordage effectuée par des pirates lysiens près des Degrés de Pierre. « Ce salopard de Saan, c’était, avec Le Fils de la Vieille Mère et son grand Valyrien. On s’en est tirés, mais d’extrême justesse. »
Le petit Singe dévergondé se révéla être de Goëville et monté par un équipage d’Ouestriens qui furent enchantés d’avoir quelqu’un à qui parler en Langue Commune. L’un d’eux s’étant étonné de ce qu’une gamine de Port-Réal en soit venue à vendre des moules sur les docks de Braavos, elle dut débiter sa petite fable. « Nous allons rester ici quatre jours et quatre longues nuits, lui dit un autre matelot. Où c’est-y qu’un homme doit aller pour trouver à s’amuser un brin ?
— Les comédiens du Navire sont en train de donner Sept rameurs ivres, répondit-elle, et il y a des combats d’anguilles au Cellier tacheté, là-bas, près des portes de la Ville Noyée. Ou bien, si vous en avez envie, vous pouvez aller près du Bassin de la Lune, les spadassins s’y affrontent en duel la nuit.
— Ouais, tout ça c’est bien bon, convint un troisième, mais ce que Wat désire en réalité, c’est une femme.
— Les meilleures putes sont au Havre heureux, de ce côté-là, tout près de l’endroit où est amarré le Navire des comédiens. » Elle tendit le doigt. Certaines des putains du quartier des docks étaient des frimeuses, et les matelots fraîchement débarqués ne savaient jamais lesquelles. La pire était S’vrone. Tout le monde l’accusait d’avoir dépouillé et tué une douzaine de types avant de rouler leurs cadavres dans le canal pour engraisser les anguilles. La Fille Soûle pouvait être avenante à jeun, mais pas quand elle était bourrée. Et Jeyne le Chancre était en fait un homme. « Demandez Merry. Meralyn est son véritable nom, mais tout le monde l’appelle Merry, et ça, joviale[1], elle l’est. » Merry achetait à Cat une douzaine d’huîtres chaque fois qu’elle passait auprès du bordel, puis elle les partageait avec ses pensionnaires. Elle avait bon cœur, personne n’en disconvenait. « Ça, et la plus grosse paire de nichons de tout Braavos », aimait à fanfaronner Merry en personne.
Ses « filles » étaient tout aussi gentilles : Bethany la Rougissante et la Femme du matelot, la borgne Yna qui pouvait vous dire la bonne aventure à partir d’une goutte de sang, l’Ibbénienne avec sa moustache. Elles pouvaient bien n’être pas belles, n’empêche qu’elles se montraient gracieuses envers Cat. « Le Havre heureux est l’endroit où vont tous les débardeurs, assura-t-elle à ses interlocuteurs du Singe dévergondé. Comme le dit Merry : "Les gars déchargent les navires, et mes filles déchargent les gars qui naviguent dessus."
— Et les putains fantastiques dont les chanteurs nous rebattent les oreilles ? » demanda le plus jeune des singes, un garçon roux moucheté de son qui devait avoir seize ans tout au plus. « Elles sont aussi jolies qu’ils le prétendent ? Où c’est-y que je pourrais m’en dégotter une ? »
Ses camarades le regardèrent en éclatant de rire. « Par les sept enfers, morveux ! s’exclama l’un d’eux. Ça se pourrait bien que notre capitaine, il ait les moyens de se farcir une cortya-zane, mais encore faudrait qu’y vende d’abord son bougre de bateau ! Cette variété-là de cramouilles, c’est pour les lords et les pareils au même, pas pour la bougraille que nous autres on est. »
Les courtisanes de Braavos étaient fameuses dans le monde entier. Les chanteurs les célébraient, les orfèvres et les joailliers les couvraient de cadeaux, les artisans quémandaient l’honneur de leur clientèle, les princes marchands payaient des sommes royales pour leur donner le bras lors des bals, des festins et des spectacles de comédie, et les spadassins s’entre-tuaient en leur nom. Pendant qu’elle poussait sa carriole le long des quais, Cat apercevait parfois l’une d’elles passer sur les eaux du canal, en route pour quelque soirée avec un amant. Chacune possédait sa barge personnelle et des serviteurs attitrés pour la conduire, arc-boutés sur leurs perches, à ses rendez-vous galants. La Poétesse tenait toujours un livre à la main, la Sélénombre ne se vêtait que de blanc et d’argent, et la Reine des Tritons ne se montrait jamais qu’escortée de ses Sirènes, quatre jouvencelles dans tout l’éclat de leur première floraison qui portaient sa traîne et la coiffaient. Toutes étaient plus belles les unes que les autres. Même la Dame Voilée était une beauté, mais elle ne laissait jamais voir son visage qu’à ceux qu’elle prenait pour amants.
« J’ai vendu trois coques à une courtisane, confia Cat aux matelots. Elle m’a hélée pendant qu’elle descendait de sa barge. » Brusco l’avait formellement avertie qu’elle ne devait sous aucun prétexte adresser la parole à une courtisane à moins que celle-ci ne la lui eût d’abord adressée, mais la femme lui avait souri, et elle lui avait payé ses coques en bel et bon argent dix fois le prix qu’elles valaient.
« Laquelle que c’était, pour le coup ? La Reine des Coques, c’était-y ?
— La Perle Noire », leur révéla-t-elle. Merry prétendait que la Perle Noire était la plus réputée de toutes les courtisanes. « Elle est descendue des dragons, celle-là, avait dit la tenancière à Cat. La première Perle Noire était une reine pirate. Un prince de Westeros la prit pour maîtresse et eut d’elle une fille qui devint par la suite une courtisane. Sa propre fille a suivi ses traces, puis sa fille à elle et ainsi de suite jusqu’à ce que t’aies celle de maintenant. Qu’est-ce qu’elle t’a dit, Cat ?
— Elle a dit : "Je prendrai trois coques", et puis : "Est-ce que tu as de la sauce épicée, petite ?" répondit-elle.
— Et tu as dit quoi, toi ?
— J’ai dit : "Non, ma dame", avant d’ajouter : "Ne m’appelez pas petite. Je m’appelle Cat." Il faudrait que j’aie de la sauce épicée. Beqqo en a, et il vend trois fois plus d’huîtres que Brusco. »
Cat avait aussi parlé de la Perle Noire à l’homme plein de gentillesse. « Son nom véritable est Bellegere Otherys », l’informa-t-elle. C’était l’une des trois choses qu’elle avait apprises.