Ces noces étaient tapageuses et comiques, et l’on y buvait sec. Chaque fois que Cat se tenait là d’aventure avec sa carriole, la Femme du matelot exigeait de son nouveau mari qu’il achète des huîtres pour bien bander lors de la consommation. Elle était bonne à cet égard, et prompte à rire aussi, mais Cat lui trouvait quand même quelque chose de triste au fond.
A en croire les autres putains, la Femme du matelot se rendait en visite dans l’île des Dieux les jours où elle était en pleine floraison, et elle connaissait tous les dieux qui résidaient là, même ceux que Braavos avait oubliés. A les en croire encore, elle allait y prier pour son premier mari, son vrai mari, qui s’était perdu en mer quand elle n’était pas plus âgée que Lanna. « Elle se figure que si elle arrive à trouver le dieu convenable, peut-être qu’il fera souffler les vents qui lui ramèneront son amour d’autrefois », commentait la borgne Yna, qui la connaissait depuis plus longtemps que quiconque, « mais moi je prie pour que ça n’arrive jamais. Son amour est mort, le goût de son sang me l’a révélé sans conteste. S’il devait jamais lui revenir, ce sera sous la forme d’un cadavre. »
La chanson de Dareon s’achevait enfin. Pendant que les dernières notes se dissipaient dans l’air, Lanna poussa un soupir, et le chanteur rangea sa harpe avant d’attirer l’adolescente dans son giron. Il venait tout juste de commencer à la tripoter quand Cat claironna : « Y a des huîtres, s’y a quelqu’un qu’en veut ! », et Merry rouvrit les yeux en sursaut. « Bon, dit la taulière. Apporte-les dedans, mon enfant. Yna, va chercher du vinaigre et du pain. »
Le soleil pendait dans le ciel, rouge et bouffi, derrière les rangées de mâts quand Cat quitta Le Havre heureux, sa bourse dodue de pièces et sa carriole vide, hormis quelques poignées d’algues et de sel. Dareon partait lui aussi. Il avait promis de chanter à l’auberge de L’Anguille verte, cette nuit-là, lui confia-t-il tandis qu’ils déambulaient de conserve. « Chaque fois que je m’y produis, je rafle tout plein d’argent, se vanta-t-il, et il y a là, certaines soirées, des capitaines et des armateurs. » Ils traversèrent un petit pont puis descendirent une arrière-ruelle en zigzag pendant que les ombres du jour devenaient de plus en plus longues. « Bientôt, je jouerai au Pourpre, et après ça au Palais du Seigneur de la Mer », poursuivit-il. La carriole vide de Cat cliquetait bruyamment sur les pavés, produisant par là sa propre sorte de musique ferraillante. « Hier, j’ai mangé des harengs avec les putains mais, dans moins d’un an, je dégusterai du crabe empereur avec des courtisanes.
— Qu’est-il advenu de votre frère ? demanda-t-elle. Le gros lard. Est-ce qu’il a fini par trouver un bateau pour Villevieille ? Il disait qu’il était censé naviguer à bord de la Dame Ushanora.
— Nous l’étions tous. Ordre de lord Snow. J’ai dit à Sam : "Lâche le vieux", mais ce gros imbécile n’a pas voulu m’écouter. » Les derniers rayons du soleil couchant miroitèrent dans ses cheveux. « Eh bien, c’est trop tard, maintenant.
— Exact », conclut-elle alors qu’ils pénétraient dans l’obscurité d’une ruelle étroite et tortueuse.
Lorsqu’elle arriva chez elle, le soir déployait des nappes de brouillard au-dessus du petit canal. Après avoir remisé sa carriole, elle rejoignit Brusco dans la pièce où il tenait ses comptes, et elle déposa, boum ! sa bourse sur la table devant lui. Elle y déposa aussi, boum ! les bottes.
Brusco tapota la bourse. « Bien. Mais ça, c’est quoi ?
— Des bottes.
— Il est difficile de trouver de bonnes bottes, dit-il, mais celles-ci sont trop étroites pour mes pieds. » Il en rafla une pour loucher dessus.
« La lune sera noire, cette nuit, lui rappela-t-elle.
— Mieux vaut faire tes prières, alors. » Il écarta les bottes et fit ruisseler les pièces pour les compter. « Valar dohaeris. »
Valar morghulis, songea-t-elle.
Le brouillard montait de toutes parts quand elle se remit à parcourir les rues de Braavos. Elle frissonnait un peu lorsqu’elle franchit la porte en bois de barral de la Demeure du Noir et du Blanc. A l’intérieur ne brûlaient que quelques chandelles, ce soir-là, qui clignotaient comme des étoiles déchues. Dans les ténèbres, tous les dieux étaient des étrangers.
Une fois dans les caves, elle dénoua le manteau râpé de Cat, retira par-dessus sa tête la tunique brune douteuse de Cat, se débarrassa à grandes ruades des bottes maculées de sel de Cat, s’extirpa des sous-vêtements de Cat et prit un bain d’eau citronnée pour éliminer l’odeur même de Cat des Canaux. Quand elle en refit surface, toute rose de s’être savonnée et récurée à fond, ses cheveux noirs plaqués sur les joues, Cat avait disparu. Elle revêtit des robes propres et chaussa des pantoufles de feutre avant de gagner sans bruit les cuisines pour demander à Umma de quoi se restaurer. Les prêtres et les acolytes avaient déjà mangé, mais la cuisinière avait réservé pour elle un joli morceau de cabillaud frit et de la purée de navets jaunes. Elle n’en fit qu’une bouchée, lava le plat puis s’en fut aider la mioche à préparer ses potions.
Son rôle consistait essentiellement à aller chercher les ingrédients, à grimper aux échelles pour dénicher les herbes et les feuilles dont sa compagne avait besoin. « Le bonsomme est le plus gentil des poisons, lui confia celle-ci pendant qu’armée d’un pilon elle en broyait dans un mortier. Quelques graines suffisent pour ralentir les battements affolés d’un cœur, pour arrêter les tremblements d’une main et pour aider un homme à se sentir calme et fort. Une pincée suffit à procurer une nuit de sommeil sans rêves et profond. Trois pincées suffisent à produire ce sommeil qui n’a pas de fin. Comme la saveur en est très sucrée, le mieux est de l’utiliser dans des gâteaux, des tartes et des vins au miel. Tiens, tu peux sentir comme c’est doux. » Elle l’en laissa respirer une bouffée puis la réexpédia sur les échelles attraper une fiole de verre rouge. « C’est un poison plus cruel, ça, mais insipide et inodore et par là même plus facile à cacher. Les larmes de Lys, les gens l’appellent. Dilué dans l’eau ou le vin, il ronge les boyaux et le ventre, et il tue comme une maladie de ces parties-là. Sens. » Arya renifla et ne sentit rien. La mioche mit les larmes de côté et déboucha une jarre de pierre pansue. « Cette pâte est épicée avec du sang de basilic. Elle confère à la viande cuite un parfum friand mais, si l’on en mange, elle suscite une folie furieuse, chez les bêtes aussi bien que chez les humains. Une souris attaquera un lion, après avoir seulement goûté du sang de basilic. »
Arya se mâchouilla la lèvre. « Ça opérerait, sur des chiens ?
— Sur n’importe quel animal à sang chaud. » La mioche lui flanqua une gifle.
Arya leva la main vers sa joue, plus suffoquée qu’endolorie. « Pourquoi as-tu fait cela ?
— C’est Arya, de la maison Stark, qui mâchouille sa lèvre chaque fois qu’elle réfléchit. Es-tu Arya, de la maison Stark ?
— Je ne suis personne. » Elle était en rogne. « Qui es-tu, toi ? »