— Une fille. » Les yeux de Brienne se gonflèrent de larmes. « Il mérite cette bénédiction. Une fille qui serait capable de chanter à son intention, d’orner sa demeure et de lui donner des petits-fils. Il mérite aussi un fils, un fils énergique et valeureux qui honore son patronyme. Galldon s’est noyé quand il avait huit ans, moi quatre, et c’est encore au berceau que disparurent Arianne et Alysanne. Je suis l’unique enfant que les dieux lui ont accordé de conserver. La grotesque, aussi inapte à lui tenir lieu de fils que de fille. » Tous les détails de son infortune débordèrent alors en dépit d’elle, comme le sang noir d’une plaie ouverte ; les traîtrises et les fiançailles, Ronnet le Rouge et sa rose, lord Renly dansant avec elle, le pari sur sa virginité, les larmes amères qu’elle avait versées le soir où son roi avait épousé Margaery Tyrell, la mêlée de Pont-l’Amer, le manteau arc-en-ciel dont elle avait été si fière, l’ombre apparue dans le pavillon du roi, la mort de Renly dans ses bras, Vivesaigues et lady Catelyn, le voyage vers l’aval du Trident, le duel avec Jaime dans les bois, les Pitres Sanglants, Jaime et son cri de « Saphirs ! », Jaime dans la baignoire d’Harrenhal et la vapeur qui se dégageait de son corps, le goût du sang de Varshé Hèvre quand elle avait planté ses dents dans son oreille, la fosse à l’ours, Jaime se précipitant d’un bond dans l’arène, la longue chevauchée jusqu’à Port-Réal, Sansa Stark, le serment solennel qu’elle avait fait à Jaime, le serment solennel qu’elle avait fait à lady Catelyn, Féale, Sombreval, Viergétang, Dick Main-leste et Clacquepince et les Murmures, les hommes qu’elle avait tués…
« Il faut que je la retrouve, conclut-elle. D’autres sont à sa recherche, qui veulent tous la capturer pour la vendre à la reine. Je dois être la première à la retrouver. Je l’ai promis à Jaime. Féale, il a nommé l’épée. Je dois m’efforcer coûte que coûte de sauver lady Sansa… ou périr dans cette aventure. »
Cersei
« Un millier de bateaux ! » Les cheveux bruns de la petite reine étaient en désordre, tout ébouriffés, et ses joues paraissaient empourprées par la flamme des torches comme si elle venait tout juste de se détacher des embrassements d’un amant. « Votre Grâce, il faut répliquer de manière impitoyable ! » L’épithète résonna contre les poutres, et les ténèbres de la salle du Trône la répercutèrent en écho.
Assise au bas du Trône de Fer dans sa cathèdre écarlate et or, Cersei sentit sa nuque se raidir invinciblement. Il faut, songea-t-elle. Elle ose me dire « il faut ». Souffleter cette pécore de Tyrell en pleine figure la démangeait. Elle devrait être à genoux, à quémander mon aide. Et, au lieu de cela, elle se permet de dicter à sa souveraine légitime la ligne de conduite qu’elle doit adopter.
« Un millier de bateaux ? » Ser Harys Swyft soufflait comme un bœuf. « Sûrement pas. Aucun lord ne commande un millier de bateaux.
— Quelque imbécile terrifié qui aura compté double, abonda Orton Merryweather. C’est cela, ou bien les bannerets de lord Tyrell nous mentent en gonflant démesurément les forces de l’adversaire pour nous empêcher de les accuser de relâchement. »
Les torches fichées sur le mur du fond projetaient la longue silhouette barbelée du Trône de Fer jusqu’à mi-distance des portes. L’autre extrémité de la salle se perdait dans le noir, et Cersei éprouvait malgré qu’elle en eût le sentiment que les ombres se reployaient aussi sur sa propre personne. Mes ennemis sont partout, et mes amis sont des inutilités. Il lui suffisait de jeter un coup d’œil sur ses conseillers pour s’en rendre compte ; seuls lord Qyburn et Aurane Waters avaient l’air réveillés. Les autres avaient été tirés du lit par les émissaires de Margaery martelant leurs portes, et ils étaient plantés là, hirsutes et déboussolés. Au-dehors, nuit d’encre et silence. Le château et la ville dormaient. Boros Blount et Meryn Trant semblaient dormir, eux aussi, quoique étant debout sur leurs pieds. Osmund Potaunoir lui-même bâillait comme un four. Mais pas Loras. Pas notre Chevalier des Fleurs. Il se tenait derrière sa petite sœur, tel un spectre pâle, la hanche flanquée d’une interminable rapière.
« Deux fois moins de bateaux feraient encore cinq centaines, messire, signala Waters à Merryweather. Il n’y a que la Treille qui dispose de suffisamment de bâtiments en mer pour contrer une flotte de cette taille.
— Et vos dromons tout neufs ? questionna ser Harys. Les boutres des Fer-nés ne seraient pas en mesure de tenir tête à nos dromons, sûrement ? Le Roi Robert est le plus puissant vaisseau de guerre de tout Westeros.
— Il l’était, fit Waters. Chère Cersei l’égalera, une fois achevé, et Lord Tywin sera deux fois plus colossal qu’eux. Mais ils ne sont encore armés qu’à demi, et aucun n’a d’équipage complet. Lors même qu’ils seront en état de naviguer, le nombre jouerait prodigieusement contre nous. Le boutre ordinaire est de dimensions médiocres, comparé à nos galères, cela, je vous le concède, mais les Fer-nés possèdent aussi des bateaux plus considérables. La Grand-Seiche de lord Balon et les vaisseaux de guerre de la Flotte de Fer ont été construits pour la bataille et non pour de simples opérations de razzia. Pour la vitesse et la puissance, ils équivalent à nos galères de guerre de second rang, et ils bénéficient pour la plupart de meilleurs équipages et commandants de bord. Les Fer-nés passent en mer la totalité de leur existence. »
Robert aurait dû lessiver l’archipel après avoir maté la rébellion de Balon Greyjoy, songea Cersei. Il a écrasé la flotte des insulaires, incendié leurs villes et forcé leurs châteaux mais, lorsqu’il les a eu bien agenouillés, il les a laissés se relever. Il aurait dû faire une autre île avec leurs crânes. C’est de cette manière que Père aurait agi, mais Robert n’avait jamais eu les tripes indispensables à un roi soucieux de maintenir la paix dans son royaume. « Les Fer-nés n’ont pas osé razzier le Bief depuis que Dagon Greyjoy occupait le Trône de Grès, dit-elle. Pourquoi s’y remettraient-ils à présent ? Qu’est-ce qui leur a donné cette outrecuidance ?
— Leur nouveau roi. » Les mains de Qyburn étaient enfouies dans ses manches. « Le frère de lord Balon. L’Œil de Choucas, comme on le surnomme.
— Les charognards noirs se font un festin de la dépouille des morts et des agonisants, déclara le Grand Mestre Pycelle. Ils ne s’attaquent pas aux créatures vigoureuses et saines. Lord Euron va se gaver d’or et de butin, certes, mais, à peine ferons-nous mouvement contre lui qu’il regagnera Pyk, ainsi que lord Dagon avait coutume de le faire en son temps.
— Vous faites erreur, intervint Margaery Tyrell. De simples pillards ne mobilisent pas des forces de cette ampleur-là. Un millier de bateaux ! Lord Houëtt et lord Chester ont été tués, de même que le fils et héritier de lord Serry. Serry s’est réfugié à Hautjardin avec le peu qui lui reste de navires, et lord Grimm est prisonnier dans son propre château. Willos annonce que le roi de fer a installé en leurs lieu et place quatre lords de son propre cru. »
Willos, songea Cersei, le stropiat. C’est lui, le fautif, pour le coup. Ce godiche de Mace Tyrell a laissé la défense du Bief entre les mains d’une misérable mauviette. « Des îles de Fer aux îles Bouclier, ça fait un fameux voyage, souligna-t-elle. Comment un millier de bateaux a-t-il pu effectuer tout ce trajet sans qu’on l’aperçoive ?