La pluie avait cessé de tomber, mais l’univers était saturé d’humidité. Son manteau lui faisait l’effet de peser aussi lourd que sa maille. Les cordes qui lui ligotaient les poignets étaient détrempées, ce qui ne faisait que les resserrer davantage encore. De quelque façon qu’elle tournât ses mains, il lui était impossible de les faire glisser pour les dégager. Elle ne comprenait pas qui l’avait attachée ni pourquoi. Elle essaya d’interroger les ombres, mais elles ne répondirent pas. Peut-être qu’elles ne l’entendaient pas. Peut-être qu’elles n’étaient pas réelles. Sous ses strates de lainages imbibés d’averse et de mailles en train de se rouiller, elle avait la peau fiévreuse et enflammée. Elle se demanda si tout cela n’était pas qu’un cauchemar de fièvre, justement.
Elle avait un cheval sous elle, mais elle ne réussissait pas à se rappeler l’avoir enfourché. Elle était vautrée à plat ventre sur sa croupe, comme un sac d’avoine. Une lanière lui emprisonnait à la fois les chevilles et les poignets. L’air était comme gorgé de crachin, le sol tapissé de brume. Sa tête la lancinait à chaque pas. Elle pouvait entendre des voix, mais elle ne pouvait rien voir d’autre que la terre sous les sabots du cheval. Il y avait des choses brisées en elle. Elle sentait que sa figure était enflée, que sa joue était poisseuse de sang, et la moindre secousse, le moindre tressautement faisait fulgurer dans son bras une douleur atroce. Elle entendait distinctement Podrick l’appeler, mais comme s’il était loin, très très loin. « Ser ? répétait-il inlassablement. Ser ? Ma dame ? Ser ? Ma dame ? » Sa voix était très faible et très difficile à percevoir. Finalement, il n’y eut plus que le silence.
Elle rêva qu’elle se trouvait à Harrenhal, dans la fosse à l’ours, une fois de plus. Sauf que, ce coup-ci, c’était Mordeur qui lui faisait face, gigantesque et chauve et blanchâtre comme un asticot, des plaies suintantes aux joues. Nu il avançait, caressant son membre et faisant grincer les unes contre les autres ses dents limées. Elle lui échappait en fuyant. « Mon épée ! criait-elle. Féale ! S’il vous plaît ! » Les spectateurs ne répondaient pas. Renly était là, avec Dick Main-leste et Catelyn Stark. Huppé-le-Louf, Pyg et Timeon s’étaient déplacés, tout comme les cadavres des arbres avec leurs joues creuses, leurs langues enflées et leurs orbites vides. En les apercevant, Brienne poussait des hurlements d’horreur, et Mordeur l’empoignait par le bras et l’attirait plus près d’une saccade irrésistible et puis lui déchiquetait un morceau du visage. « Jaime ! s’entendit-elle s’époumoner, Jaime ! »
Même dans les profondeurs de son cauchemar, la souffrance demeurait présente. La figure lui élançait. Son épaule saignait. Respirer lui faisait mal. La douleur déchirait son bras, fulgurante comme un éclair. Elle réclama un mestre à grands cris.
« Nous n’avons pas de mestre, dit une voix de fille. Y a rien que moi. »
Je suis à la recherche d’une fille, se rappela Brienne. Une jouvencelle de haute naissance qui a treize ans, des yeux bleus et des cheveux auburn. « Ma dame ? dit-elle. Lady Sansa ? »
Un homme rigola. « Elle croit que t’es Sansa Stark.
— Elle ne pourra pas aller beaucoup plus loin. Elle va mourir.
— Un lion de moins. Pas moi qui pleurerai. »
Brienne entendit que quelqu’un priait. Elle pensa à Septon Meribald, mais les paroles étaient toutes fausses. La nuit est sombre et pleine de terreurs, et de même en va-t-il des rêves.
Ils circulaient dans des bois lugubres, un endroit froid, trempé, sombre et silencieux, où les pins étaient à touche-touche. Le sol était mou sous les sabots de son cheval, et les empreintes qu’elle laissait dans son sillage se remplissaient de sang. A ses côtés chevauchaient lord Renly, Dick Crabbe et Varshé Hèvre. Du sang coulait à flots de la gorge de Renly. L’oreille arrachée de la Chèvre dégouttait de pus. « Où sommes-nous en train d’aller ? demanda Brienne. Où m’emmenez-vous ? » Aucun d’entre eux ne voulut lui répondre Comment pourraient-ils répondre ? Ils sont tous morts. Cela signifiait-il qu’elle aussi était morte ?
Lord Renly était en avant, son roi souriant bien-aimé. Il menait le cheval de Brienne par la bride pour l’aider à se faufiler parmi les troncs. Elle le héla pour lui dire combien elle l’adorait, mais lorsqu’il se tourna vers elle d’un air renfrogné, elle constata que tout compte fait ce n’était pas lui. Renly ne se renfrognait jamais. Il avait toujours un sourire pour moi, pensa-t-elle, hormis…
« Froid », dit son roi d’un ton perplexe, et une ombre se déplaça sans qu’il y ait quiconque pour la projeter, et le sang de son seigneur et maître idolâtré se mit à gicler à travers l’acier vert de son gorgerin et à lui tremper les mains. Il avait été un homme chaleureux, mais son sang était d’un froid glacial. Ceci n’est pas réel, songea-t-elle. Ceci est un nouveau cauchemar, et je vais bientôt me réveiller.
Subitement, sa monture s’immobilisa. Des mains brutales s’emparèrent de sa propre personne, et elle vit des traits de lumière rougis par l’après-midi transpercer en biais la ramure d’un châtaignier. Un cheval farfouillait parmi les feuilles mortes en quête de châtaignes, et des hommes bougeaient dans les environs, bavardant à voix basse. Dix ou douze, peut-être davantage. Brienne ne reconnut pas leurs silhouettes. On la déposa par terre, adossée à un tronc d’arbre. « Buvez ceci, m’dame », dit la voix de fille. Elle haussa une coupe vers les lèvres de la prisonnière. Le liquide avait un goût fort et acide. Brienne le recracha. « De l’eau, hoqueta-t-elle. S’il vous plaît. De l’eau.
— L’eau n’empêchera pas la souffrance. Ceci le fera. Un peu. » La fille lui porta de nouveau la coupe aux lèvres.
Même boire était douloureux. Du vin lui dégoulina le long du menton et puis de là sur sa poitrine. Quand la coupe fut vide, la fille la remplit à une outre. Brienne biberonna jusqu’à la dernière goutte puis bredouilla : « Ça suffit comme ça.
— Buvez encore. Vous avez une fracture du bras, et je ne sais combien de côtes cassées. Deux, peut-être trois.
— Mordeur, dit Brienne, se rappelant le poids qu’il pesait, la manière dont il lui avait défoncé le thorax avec son genou.
— Ouais. Un vrai monstre, celui-là. »
Tout lui revint alors d’un coup ; les éclairs au-dessus, la boue en dessous, la pluie faisant ding ding, doucement, sur l’acier sombre du heaume du Limier, la force terrible qu’il y avait dans les pattes de Mordeur. Subitement, il lui devint insupportable d’être attachée. Elle essaya de se délivrer de ses liens, mais tous ses efforts n’aboutirent qu’à l’entamer encore plus avant. Ses poignets étaient trop étroitement ligotés. Il y avait du sang séché sur le chanvre. « Est-il mort ? » Brienne se mit à trembler. « Mordeur. Est-il mort ? » Elle se ressouvint des dents voraces qu’il plantait dans la chair de son visage. La seule idée qu’il rôdait peut-être encore dehors, quelque part par là, toujours vivant, suffit à lui donner envie de hurler.
« Il est mort. Gendry lui a transpercé l’échine avec une pointe de pique. Buvez ça, m’dame, ou je vous le verserai moi-même dans le gosier. »
Elle but. « Je suis à la recherche d’une jeune fille », chuchota-t-elle entre deux gorgées. Elle faillit dire ma sœur. « Une jouvencelle de haute naissance, âgée de treize ans. Elle a des yeux bleus et des cheveux auburn.
— Ce n’est pas moi. »
Non. Brienne n’avait pas de peine à s’en rendre compte. La fille était maigre au point de paraître affamée. Elle portait ses cheveux bruns nattés en une seule tresse, et ses yeux étaient plus vieux qu’elle. Des cheveux bruns, des yeux bruns, quelconque. Saule, avec six ans de plus. « Vous êtes la sœur. L’aubergiste.