« Bataille ici, commenta Xhondo. Pas si longtemps.
— Qui serait assez dément pour lancer un raid à pareille proximité de Villevieille ? »
Xhondo pointa l’index vers un boutre à moitié immergé dans les basses eaux. Les vestiges d’une bannière pendouillaient à sa poupe, réduits à des haillons maculés de fumée. L’emblème accusateur qu’ils arboraient, Sam n’en avait jamais vu jusqu’alors d’équivalent : un œil rouge avec une pupille noire, surmonté par une couronne de fer noir elle-même supportée par deux corbeaux. « De qui est-ce la bannière, ça ? » Xhondo se borna à hausser les épaules.
Le jour suivant fut brumeux et froid. Tandis que La Brise cannelle passait lentement le long d’un nouveau village de pêcheurs dévasté par les pillards, une galère de guerre émergea comme un spectre du brouillard, nageant dans leur direction. La Chasseresse était le nom qu’elle arborait, derrière sa figure de proue sculptée à l’effigie d’une svelte jouvencelle vêtue de feuilles et brandissant une pique. Une seconde après, deux galères de moindre taille apparurent de part et d’autre de la première, telle une paire de lévriers trottinant sur les flancs de leur maître. Au grand soulagement de Sam, la bannière cerf-et-lion du roi Tommen flottait sur les trois bâtiments, par-dessus la blanche tour à degrés de Villevieille et sa couronne de flammes.
Le capitaine de La Chasseresse était un grand gaillard en manteau gris fumée bordé de flammes de satin rouge. Il rangea sa galère parallèlement à La Brise cannelle, releva ses rames, et annonça d’une voix forte qu’il montait à bord. Pendant que ses propres arbalétriers et les archers de Kojja Mo se tenaient mutuellement à l’œil par-dessus l’étroit intervalle d’eau, il opéra son passage avec une demi-douzaine de chevaliers, salua Quhuru Mo d’un hochement de tête et lui demanda l’autorisation de descendre inspecter ses soutes. Au terme d’un bref aparté, le père et la fille donnèrent leur accord.
« Veuillez agréer mes excuses, dit le capitaine, une fois terminée sa tâche. Je suis confus de devoir infliger des procédures aussi discourtoises à d’honnêtes gens, mais mieux vaut cela que le risque d’une intrusion de Fer-nés à Villevieille. Il y a seulement une quinzaine de jours, certains de ces salopards se sont emparés d’un navire marchand de Tyrosh dans le Chenal Redwyne. Ils ont massacré ses hommes d’équipage, revêtu leurs frusques et utilisé les teintures qu’ils ont pu dénicher pour se barbouiller la tignasse et le poil de cinquante couleurs différentes. Une fois à l’intérieur des murailles, ils entendaient incendier le-port puis ouvrir une porte à leurs copains du dehors pendant que nous combattrions le feu. Leur stratagème aurait bien pu fonctionner, mais ils se sont attiré des ennuis avec La Dame de la Tour, dont le maître de nage a épousé une femme originaire de la Cité libre. En distinguant toute cette flopée de barbes vertes et violettes, il les a apostrophés dans leur langue présumée, mais pas un seul d’entre eux n’a été capable de lui répondre un seul mot. »
Sam en demeura stupide. « Ils ne comptent tout de même pas pouvoir s’attaquer à Villevieille… ! »
Le capitaine de La Chasseresse le regarda d’un air curieux. « Ces Fer-nés-ci ne sont plus des pillards au sens strict du terme. Leurs congénères ont toujours lancé des raids partout où ils en avaient la possibilité. Ils opéraient des frappes chirurgicales à partir de la mer, emportaient de l’or et des filles puis remettaient à la voile, mais ils étaient rarement plus de deux ou trois boutres pour ce faire, et jamais plus d’une demi-douzaine. Actuellement, c’est par centaines que leurs navires nous accablent en appareillant à partir des îles Boucliers et de quelques-uns des rochers dont la Treille est environnée. Ils ont mis la main sur les caves de Roche-aux-crabes, sur l’île des Cochons, sur le Palais de la Sirène, et ils ont d’autres nids sur Fer-à-cheval Roc et sur le Berceau du Bâtard. Sans la flotte de lord Redwyne, nous manquons du nombre de vaisseaux nécessaires pour en venir aux prises avec eux.
— Mais que fabrique donc lord Hightower ? lâcha Sam. Mon père n’arrêtait pas de répéter qu’il était aussi riche que les Lannister, et qu’il lui était constamment loisible de ranger sous ses ordres trois fois plus d’épées que n’importe lequel des autres bannerets de Hautjardin.
— Davantage même, s’il ratisse les pavés, convint le capitaine, mais les épées ne servent pas à grand-chose contre les Fer-nés, à moins que les hommes qui les manient ne sachent comment déambuler sur l’eau.
— La Grand-Tour doit bien être tout de même en train de faire quelque chose !
— Assurément. Lord Leyton s’y est enfermé tout en haut avec la Vierge Folle pour consulter des grimoires de sorcellerie. Il se pourrait qu’il lève une armée des abysses. Ou pas. Baelor construit des galères, Gunthor a la responsabilité du port, Garth est en train d’exercer de nouvelles recrues, et Humfrey est parti pour Lys engager des voiles mercenaires. S’il réussit à soutirer une flotte véritable à sa putain de sœur, nous pourrons entreprendre de rendre quelque chose comme un peu de la monnaie de leur pièce aux Fer-nés. Jusque-là, le mieux que nous puissions faire est de préserver le solide et d’attendre que cette chienne de reine de Port-Réal lâche la laisse à lord Paxter. »
L’agressivité des derniers mots du capitaine choqua Sam autant que les informations qu’il venait de fournir. Si Port-Réal perd Villevieille et la Treille, c’est le royaume tout entier qui va tomber en morceaux, songea-t-il tout en regardant La Chasseresse et ses sœurs reprendre du champ.
De fil en aiguille, il en vint à se demander si Corcolline même était véritablement en sécurité. Les domaines Tarly se trouvaient à l’intérieur des terres, au sein de contreforts extrêmement boisés, à cent lieues au nord-est de Villevieille et fort loin de toute espèce de côte ; ils devraient en conséquence être largement hors de la portée des Fer-nés et des boutres, à l’abri donc, même si messire son père, parti se battre dans le Conflans, en était absent, et dût le château ne bénéficier que d’une garnison modeste. Mais le Jeune Loup s’était sans doute persuadé qu’il en allait de même pour Winterfell, jusqu’à la nuit où Theon le Tourne-casaque avait escaladé ses murs… Sam n’arrivait pas à supporter l’idée qu’il avait pu infliger à Vère et au petit tout du long cet interminable voyage à seule fin d’empêcher qu’il ne leur arrive le moindre mal… et pour quel résultat ? pour les abandonner en définitive au beau milieu de la guerre !
Il se débattit avec ces pensées pendant tout le reste du voyage, sans savoir à quoi se résoudre. Il lui serait toujours possible de garder Vère à Villevieille, supposa-t-il. Les murailles d’enceinte de la ville étaient infiniment plus formidables que les remparts du château paternel, et elles avaient des milliers de défenseurs, au lieu de la poignée d’hommes que lord Randyll avait probablement laissés à Corcolline lorsqu’il s’était mis en marche pour Hautjardin à la requête expresse de son suzerain. Mais, s’il agissait de la sorte, il lui faudrait veiller à la cacher d’une manière ou d’une autre ; la Citadelle ne permettait pas à ses novices de conserver épouses ni maîtresses, en tout cas pas ouvertement. Au surplus, si je reste avec Vère beaucoup plus longtemps, comment trouverai-je jamais la force de la quitter ? Il devait de deux choses l’une, ou la quitter ou déserter. J’ai prononcé les mots, se remémora-t-il. Si je déserte, je le paierai forcément de ma tête, et de quel secours cela sera-t-il à Vère ?