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Il envisagea de prier Kojja Mo et son père d’emmener la sauvageonne dans leurs bagages aux îles d’Eté. Mais cette solution n’allait pas non plus sans comporter sa part de dangers spécifiques. Quand La Brise cannelle quitterait Villevieille, elle serait à nouveau forcée d’emprunter le Chenal Redwyne, et elle n’aurait pas fatalement autant de veine cette fois-ci. Que se passerait-il s’il advenait que le vent tombe et que les insulaires d’Eté se retrouvent encalminés ? Si les histoires qu’il avait entendu raconter étaient véridiques, Vère serait emmenée comme serve ou comme femme-sel, et l’enfant aurait toute chance d’être bazardé à la mer comme un vulgaire encombrement.

Ce sera décidément Corcolline, finit par conclure Sam. Dès que nous serons parvenus à Villevieille, je louerai une voiture et des chevaux pour l’y conduire moi-même. De cette manière, il pourrait se rassurer sur la situation du château et sur l’état de sa garnison, et s’il se trouvait que quoi que ce soit de ce qu’il voyait ou entendait dire lui donnait à réfléchir, il n’aurait jamais qu’à faire demi-tour et à ramener Vère à Villevieille.

Ils parvinrent à destination par un matin froid et humide où le brouillard était si dense qu’on ne voyait strictement rien de la ville en dehors du fanal de la Grand-Tour. Une estacade reliant deux douzaines de coques pourries s’étirait en travers du port. Juste derrière elle se tenait une ligne de vaisseaux de guerre, ancrée par trois grands dromons et par le colossal navire amiral à quatre ponts de lord Hightower, L’Honneur de Villevieille. Une fois de plus, La Brise cannelle dut se soumettre a inspection. En l’occurrence, ce fut le fils de lord Leyton, ser Gunthor, qui monta à bord, drapé dans un manteau de brocart d’argent et vêtu d’une armure d’écailles en émail gris. Il avait étudié à la Citadelle pendant plusieurs années, et comme il parlait couramment la langue d’Eté, Quhuru Mo et lui se replièrent dans la cabine de ce dernier afin de conférer sans témoins.

Sam mit à profit cet entracte pour détailler ses projets à Vère. « Il me faudra d’abord me rendre à la Citadelle afin d’y présenter les lettres de Jon et d’annoncer le décès de mestre Aemon. Je suppose que les archimestres enverront une carriole chercher sa dépouille. Ensuite, je m’occuperai de trouver une voiture et des chevaux pour t’emmener chez ma mère à Corcolline. Je serai de retour le plus vite que je pourrai, mais cela risque de ne pas être avant demain matin.

— Demain matin », répéta-t-elle, et elle lui donna un baiser en guise de porte-bonheur.

A la longue, ser Gunthor remonta sur le pont et envoya le signal de retirer la chaîne pour permettre à La Brise cannelle de franchir l’estacade et de gagner le quai. Sam rejoignit Kojja Mo et trois de ses archers près de la passerelle pendant que l’on amarrait le bateau-cygne. Alors que les insulaires d’Eté resplendissaient dans les manteaux de plumes qu’ils ne portaient que pour descendre à terre, lui se sentit une misérable chose à côté d’eux dans ses noirs pochés, son manteau délavé et ses bottes maculées de sel. « Combien de temps allez-vous demeurés mouillés ici ?

— Deux jours, dix jours, qui peut dire ? Aussi longtemps que cela nous prendra de vider nos cales et de les remplir. » Kojja sourit à belles dents. « Mon père doit aussi rendre visite aux mestres. Il a des livres à vendre.

— Est-ce que Vère peut rester à bord jusqu’à mon retour ?

— Libre à Vère d’y rester autant qu’il lui plaira. » Elle planta un doigt dans la bedaine de Sam. « Elle ne mange pas autant que certains.

— Je ne suis pas aussi gras que je l’étais avant », répliqua-t-il sur le ton de la défensive. Le voyage au sud s’était chargé de le faire maigrir. Tous ces quarts de veille, dites, et pas d’autre bectance que des fruits et du poisson… Les insulaires d’Eté raffolaient des fruits et du poisson.

Sam suivit les archers sur la planche mais, une fois à terre, ils se séparèrent et s’en furent chacun de son côté. Il espéra qu’il se rappelait encore le chemin de la Citadelle. Villevieille était un labyrinthe, et il n’avait pas le temps de se perdre.

Il faisait un temps si humide que les pavés étaient visqueux et glissants, les ruelles enfouies dans le brouillard et le mystère. Sam évita leur dédale du mieux possible en restant sur la route de la rivière qui suivait les méandres capricieux de l’Hydromel en s’enfonçant vers le cœur de l’ancienne cité. Il était agréable d’avoir sous les pieds de la terre ferme au lieu du tangage et du roulis d’un pont, mais la marche lui inspirait tout de même un sentiment de malaise. Il sentait des regards s’appesantir sur lui, l’épier du haut des fenêtres et des balcons, le lorgner du fond des embrasures de portes plongées dans l’obscurité. A bord de La Brise cannelle, chaque visage lui était familier. Ici, de quelque côté qu’il se tourne, il ne voyait que des inconnus. Pire encore était la pensée d’être sous les yeux de quelqu’un qui le connaissait. Lord Randyll Tarly avait beau jouir à Villevieille d’une espèce de notoriété, il n’y était pas particulièrement aimé. Sam ne savait que redouter de pire : se voir identifier par l’un des ennemis de messire son père ou par l’un de ses amis. Il s’emmitoufla davantage dans son manteau et pressa le pas.

Les portes de la Citadelle étaient flanquées par une paire de gigantesques sphinx verts à corps de lion, ailes d’aigle et queue de serpent. L’un d’eux possédait un visage masculin, l’autre un visage féminin. Juste au-delà se dressait le Foyer du Scribe, où les habitants de Villevieille venaient recourir aux bons offices des acolytes pour se faire lire leurs lettres ou rédiger leurs dernières volontés. Une demi-douzaine d’écrivains publics à mines ennuyées y occupaient des échoppes en plein air, dans l’attente d’une pratique éventuelle. D’autres échoppes s’adonnaient à la vente et à l’achat de livres. Sam fit halte auprès de l’une d’elles qui proposait des cartes et se plongea dans l’étude d’un plan manuscrit de la Citadelle, afin d’y repérer sans risque d’erreur l’itinéraire le plus court pour se rendre au Tribunal du Sénéchal.

La statue du roi Aeron Ier campé sur son colossal cheval de pierre et l’épée brandie du côté de Dorne occupait ensuite la pointe d’un embranchement. Des mouettes étaient perchées l’une sur le chef du Jeune Dragon, deux autres sur sa lame. Sam emprunta la bifurcation de gauche qui continuait à longer la rivière. Au Quai des Larmes, il observa deux acolytes en train d’aider un vieil homme à s’embarquer pour le bref trajet jusqu’à l’île Sanglante. Une jeune mère le suivit à bord, serrant dans ses bras un petit braillard pas beaucoup plus vieux que celui de Vère. Au-dessous de l’appontement, des marmitons rôdaient dans les bas-fonds, en chasse de grenouilles. Un flot de novices aux joues roses dépassa Sam d’un pas précipité pour gagner le couvent des Sept. J’aurais dû venir ici quand j’avais leur âge, songea-t-il. Si je m’étais enfui en prenant un faux nom, j’aurais eu la possibilité de me perdre dans la cohue des novices. Père aurait pu prétendre dès lors que Dickon était son fils unique. Je doute même qu’il se serait si peu que ce soit donné l’embarras de lancer du monde à mes trousses, à moins que je n’eusse volé pour monture un de ses mulets. Ah là, oui, dans ce cas, il m’aurait sûrement fait traquer, mais uniquement pour récupérer l’animal.