Je ne suis que quatre, et l’un de moi est en train de mourir !
Depuis des années, il se disait que quatre, c’était trop peu pour un pèlerin. Aujourd’hui, il allait payer les conséquences, pris au piège et mentalement aveugle sur les terres d’un tyran.
La douleur cessa un instant. Ses pensées redevinrent claires. Le bref affrontement était passé inaperçu au milieu des plaintes funèbres, des viols et des accès de rage ordinaires. Le combat de Wickwrackrum avait été à peine un peu plus violent et sanglant que la moyenne. Les jaquesblanches autour de la maison volante avaient tourné la tête dans leur direction, mais ils étaient maintenant occupés à piller le module de cargaison.
Scribe était demeuré à l’écart, figé d’horreur. Une partie de lui ne résistait pas à l’envie de s’approcher, puis battait précipitamment en retraite. Il luttait contre lui-même, incapable de décider s’il fallait apporter son aide ou non. Pérégrin le suppliait presque, mais l’effort était trop grand. Sans compter que Scribe n’était pas un pèlerin. Donner une partie de lui-même n’était pas quelque chose que Jaqueramaphan pouvait faire volontairement.
Les souvenirs commençaient maintenant à affluer. C’étaient les efforts de Rum pour faire un tri et mettre le reste de lui au courant de ce qui s’était passé avant. L’espace d’un instant, il se vit à la barre d’un double-coque dans les mers du Sud. Il était un ného, et Rum à peine un chiot. Il vit l’insulaire qui avait donné naissance à Rum, et les meutes avant elle. Tous ensemble, ils avaient fait une fois le tour du monde, survivant aux taudis d’un collectif tropical et à la guerre des Hordes des Plaines. Ah ! les récits qu’ils avaient entendus, les secrets qu’ils avaient appris, les gens qu’ils avaient rencontrés ! Wic Kwk Rac Rum avait formé une extraordinaire combinaison, à la vivacité de pensée inégalée, dotée de l’étrange capacité de maintenir tous ces souvenirs en place. C’était la véritable raison pour laquelle il avait attendu si longtemps avant de passer de cinq à six. Aujourd’hui, il allait peut-être payer cela très cher.
Rum poussa un soupir, et ne vit plus le ciel. L’esprit de Wickwrackrum s’échappa, non pas comme il arrive ordinairement au cœur de la bataille, lorsque le son de la pensée se perd, ni comme dans le murmure collectif du sommeil, mais de manière subite. Il n’y eut plus, tout à coup, quatre présences, mais seulement trois, qui essayaient de constituer une personne. Le trio demeura sur place, en se donnant nerveusement de petites tapes sur l’échine. Il y avait du danger partout, mais c’était au-delà de sa compréhension. Il rampa, implorant, vers un sextu qui se tenait non loin (Jaqueramaphan ?), mais l’autre lui montra les crocs. Il se tourna nerveusement vers la multitude des blessés. Il y avait là de quoi se compléter… mais également de quoi sombrer dans la folie.
Un énorme mâle aux hanches profondément entaillées était sur son séant à la lisière de la multitude. Il capta le regard du trio et rampa lentement vers lui à travers l’espace découvert. Wic, Kwk et Rac battirent en retraite, le poil hérissé de terreur et de fascination. Le balafré faisait au moins une fois et demie la taille de n’importe lequel d’entre eux.
… Où suis-je ? Puis-je faire partie de vous ? S’il vous plaît…
Ses signaux de pensée étaient chargés de souvenirs confus et presque inaccessibles, faits de sang, de batailles et de formation militaire préalable. D’une certaine manière, cette créature avait plus peur de ses vieux souvenirs que de n’importe quoi d’autre. Baissant au ras du sol son museau souillé de sang coagulé, elle rampa dans leur direction. Les trois autres faillirent prendre la fuite. Les appariements réalisés au hasard leur faisaient peur à tous. Ils reculèrent jusqu’à ce qu’ils se retrouvent à découvert. L’autre les suivit, toujours en rampant, mais plus lentement. Kwk se lécha les lèvres et retourna vers l’étranger. Tendant le cou, elle lui renifla le cou tandis que Wic et Rac se rapprochaient obliquement.
L’espace d’un instant, il y eut une fusion partielle.
Blessures, sang, sueur… Le creuset de l’enfer.
Cette pensée, qui semblait venue de nulle part, illumina le nouveau quatuor d’une brève aura d’humour cynique. Puis l’unité se perdit, et il ne resta que trois animaux en train de lécher le visage d’un quatrième.
Pérégrin regarda d’un nouvel œil la prairie autour de lui. Il était demeuré non intégré durant quelques minutes à peine. Les blessés du Dixième Régiment d’Assaut d’Infanterie étaient là exactement comme avant. Les Serviteurs de Flenser s’occupaient toujours à piller les soutes de la maison volante. Jaqueramaphan battait lentement en retraite, ses expressions allant de l’émerveillement à l’effarement. Pérégrin baissa l’une de ses têtes et lui dit d’une voix sifflante :
— Je n’ai pas l’intention de vous trahir, Scribe.
L’espion se figea.
— C’est vous, Pérégrin ?
— Plus ou moins, oui. Je suis toujours Pérégrin, mais Wickwrackrum n’est plus.
— Comment est-ce possible ? V… Vous venez de perdre…
— N’oubliez pas que je suis un pèlerin. Nous vivons ce genre de chose durant toute notre existence.
Il y avait un certain sarcasme dans sa voix. C’était, plus ou moins, le cliché que Jaqueramaphan avait formulé un peu plus tôt. Mais il fallait reconnaître qu’il ne manquait pas de vérité. Déjà, Pérégrin Wickwrack… bal avait le sentiment de constituer une personne. Peut-être cette nouvelle combinaison avait-elle sa chance.
— Euh… Oui, je vois… Et qu’allons-nous faire à présent ?
L’espion regardait nerveusement dans toutes les directions, mais le regard qu’il posait sur Pérégrin était le plus soucieux de tous.
À présent, c’était au tour de Wickwrackbal d’être perplexe. Que faisait-il donc ici ? Massacrer l’ennemi tombé des étoiles… Non, c’était l’infanterie qui s’occupait de ça. Il ne voulait à aucun prix faire partie de ce genre d’action, quels que puissent être les souvenirs du balafré. Scribe et lui étaient venus ici pour… sauver la créature des étoiles, si possible. Pérégrin s’empara de ce souvenir et l’examina objectivement. C’était quelque chose de bien réel, qui appartenait à une identité passée qu’il fallait préserver. Il regarda l’endroit où il avait pour la dernière fois aperçu le membre étranger. Le jaqueblanche avec son travois n’était plus visible, mais le chemin qu’il suivait était assez évident.
— Nous pouvons rattraper le membre encore vivant, dit-il à Jaqueramaphan.
Scribe laboura le sol en se déplaçant obliquement. Son enthousiasme n’était pas aussi fort que précédemment.
— Après vous, cher ami, dit-il cependant.
Wickwrackbal rajusta ses vestes de combat et épousseta une partie du sang séché qui les souillait. Puis il s’avança gaillardement à travers la prairie, contournant l’ennemi et la maison volante à une centaine de mètres à peine de l’endroit où les Serviteurs de Flenser s’affairaient. Il leur fit au passage un bref salut, qui fut ignoré. Jaqueramaphan suivait avec deux arbalètes. Le nouveau faisait de son mieux pour imiter la démarche dandinante de Pérégrin, mais il n’avait pas vraiment ce qu’il fallait.
Ayant franchi la crête stratégique de la colline, ils redescendirent dans l’ombre. Les plaintes des blessés étaient à présent étouffées. Wickwrackbal se mit au petit trot, suivant le sentier à peine tracé d’un mamelon à l’autre. Il apercevait maintenant le port, avec quelques navires à quai. Il n’y avait pas beaucoup d’activité. Derrière lui, Scribe, dans sa nervosité, tenait des propos incohérents. Pérégrin accéléra l’allure. Son assurance puisait de nouvelles forces dans la confusion générale des néhos. Son nouveau membre, le balafré, avait servi de force musculaire à un officier d’infanterie. La meute à laquelle il appartenait connaissait parfaitement la disposition des installations portuaires et de la forteresse. Aucun mot de passe pour la journée ne lui était étranger.