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Après avoir franchi deux nouvelles crêtes, ils rattrapèrent le Serviteur de Flenser et son travois.

— Salut ! lui cria Pérégrin. Nous apportons de nouvelles instructions de messire Acier.

Un frisson glacé lui parcourut les échines à l’énoncé de ce nom redoutable dont il se souvenait pour la première fois. Le Serviteur laissa retomber le travois et leur fit face. Wickwrackbal ne savait pas comment il s’appelait, mais il le connaissait. Arrogant et passablement gradé, une vraie portée de salopes. C’était une véritable surprise que de le voir tirer un travois en personne.

Pérégrin s’immobilisa à une vingtaine de mètres à peine du jaqueblanche. Jaqueramaphan observait la scène d’un monticule voisin. Ses arbalètes n’étaient pas visibles. Le Serviteur regarda nerveusement Pérégrin, puis leva les yeux vers Scribe.

— Que me voulez-vous, tous les deux ?

Les soupçonnait-il déjà ? Mais cela n’avait aucune importance. Wickwrackbal se préparait à attaquer pour tuer lorsque… sa vision devenue quadruple se brouilla, en proie aux contradictions du ného. Au moment de tuer, la répulsion du balafré pour cet acte brisait toute cohésion. Merde ! Wickwrackbal chercha vainement un argument à opposer au ného. Mais toute idée d’agression lui avait quitté l’esprit, et les souvenirs affluaient plus librement.

— Messire Acier a ordonné que nous conduisions cette… euh… créature au port. Vous devez retourner à la maison volante des envahisseurs.

Le jaqueblanche se lécha les babines. Ses yeux allèrent vivement de l’uniforme de Pérégrin à celui de Scribe.

— Imposteurs ! s’écria-t-il soudain.

Au même instant, l’un de ses membres s’élança vers le travois. Une lueur de métal brilla à sa patte antérieure.

Il veut tuer la créature !

Il y eut un claquement sec sur la hauteur où se trouvait Jaqueramaphan, et le membre s’écroula, un trait d’arbalète fiché dans l’œil. Wickwrackbal chargea les autres, forçant son membre balafré à attaquer en première ligne. Il y eut un instant de flou, puis l’unité se refit, et quatre cris de mort jaillirent. Les deux meutes se percutèrent. Bal entraîna deux membres du Serviteur dans sa lancée en dehors du sentier. Des flèches sifflèrent autour d’eux. Wic Kwk Rac se démenait comme un fou, tailladant de ses haches tout ce qui demeurait debout à sa portée.

Puis tout se calma subitement, et Pérégrin eut de nouveau le contrôle de ses pensées. Trois des membres du Serviteur se tordaient à terre, au milieu de flaques de sang gluant. Pérégrin les poussa au bord du chemin, près de l’endroit où son Bal avait tué les autres. Pas un seul membre du Serviteur ne survivait. C’était la mort totale, et il l’avait cherchée. Pérégrin se laissa tomber à terre. Sa vision était de nouveau quadruple.

— La créature vit toujours, annonça Scribe, qui s’était avancé jusqu’au travois pour renifler le corps en forme de mante. Mais elle est évanouie, ajouta-t-il en prenant les perches du travois dans ses mâchoires et en se tournant pour regarder Pérégrin. Que faisons-nous maintenant, pèlerin ? demanda-t-il.

Ce dernier était couché dans la poussière. Il s’efforçait de remettre de l’ordre dans ses esprits.

Que faisons-nous ? Telle était bien la question. Comment avait-il fait pour se fourrer dans cette situation ridicule ? La seule réponse était que le ného lui avait brouillé l’esprit. Il avait perdu le fil de toutes les raisons pour lesquelles il était impossible de sauver la créature des étoiles. Et il se retrouvait maintenant en plein dedans. Sacrée crotte !

Une partie de lui se traîna au bord du chemin pour jeter un coup d’œil alentour. Rien n’indiquait qu’ils eussent attiré l’attention. Au port, les quais étaient toujours déserts. La presque totalité de l’infanterie se trouvait toujours dans les collines. Sans doute les Serviteurs gardaient-ils les membres morts dans la forteresse du port. Quand avaient-ils l’intention de les transférer de l’autre côté du détroit, dans l’île Cachée ? Attendaient-ils l’arrivée de ce membre ?

— Nous pourrions essayer de nous emparer d’un ou deux bateaux et de fuir vers le sud, proposa Scribe.

Quelle imagination ! Mais ne se rendait-il pas compte que tout le secteur du port devait être entouré de sentinelles ? Même en connaissant tous les mots de passe, ils seraient signalés dès qu’ils auraient franchi le premier barrage. Ils avaient une chance sur un million. Il est vrai qu’ils n’en avaient absolument aucune avant l’intégration de Bal.

Il étudia la créature sur le travois. Si étrange, et pourtant si réelle en même temps. Mais il n’y avait pas que son aspect physique. Ses vêtements couverts de sang étaient taillés dans une étoffe plus belle que tout ce que Pérégrin connaissait. À moitié coincé sous son corps, il y avait un oreiller rose brodé d’un motif complexe. Sous un angle légèrement différent, il s’aperçut qu’il s’agissait en fait d’une forme d’art. Le motif représentait un animal au très long museau.

Ainsi, ils avaient une chance sur un million de s’échapper par la mer. Mais certains trophées valaient bien qu’on coure le risque.

— Continuons, dit-il.

Jaqueramaphan tira le travois tandis que Wickwrackbal marchait devant en essayant de se donner un air important et officiel. Avec Bal intégré, ce n’était pas difficile. Il était l’image même de la compétence martiale. Il fallait le connaître de l’intérieur pour savoir de quelle tendresse il était capable par ailleurs.

Ils étaient presque arrivés au niveau de la mer. Le chemin était maintenant plus large et en partie pavé. Il savait que la forteresse du port se trouvait au-dessus d’eux, cachée par les arbres. Le soleil, bien loin du nord, se montrait au-dessus des montagnes de l’est. Il y avait des fleurs partout, blanches, rouges et violettes, leurs aigrettes flottant au vent par centaines. La végétation arctique profitait de cette longue journée d’été. À marcher ainsi sur les pavés diaprés de soleil, on en oubliait presque l’embuscade dans les collines.

Ils arrivèrent très vite à hauteur de la première ligne de sentinelles. Les cercles et les lignes sont généralement des gens intéressants, quoique rarement de grands esprits. Ils constituent les plus grandes meutes efficaces que l’on puisse trouver en dehors des tropiques. On cite des lignes de quinze kilomètres, comportant des milliers de membres. La plus importante que Pérégrin eût connue ne dépassait pas la centaine. Prenez un groupe d’individus ordinaires et entraînez-les à s’étirer systématiquement, non pas en tant que meutes mais en tant que membres individuels. Si chaque membre reste à quelques mètres de son plus proche voisin, il est possible d’obtenir quelque chose qui ressemble à la mentalité d’un trio. Le groupe qui en résulte n’est pas plus intelligent pour autant – impossible d’avoir des pensées très profondes quand il faut plusieurs secondes à une idée pour se frayer un chemin à travers votre esprit –, mais la ligne avait une excellente maîtrise de ce qui se passait le long d’elle-même. Et si certains de ses membres se faisaient attaquer, elle était tout entière au courant à la vitesse de propagation du son. Pérégrin avait déjà participé à de telles lignes. C’était une existence un peu diluée, mais dont la monotonie n’égalait en rien celle de la corvée d’une sentinelle ordinaire. Il est difficile de s’ennuyer quand on mène l’existence stupide d’une ligne.