— Brap. C’est vrai. À circonstances désespérées, mesures désespérées. Je veux bien essayer, mais j’ai peur que… Je ne veux pas qu’on accuse encore les Cavaliers de traîtrise, cher monsieur Pham. Je préfère que ce soit vous qui vous en occupiez.
Pham lui renvoya son sourire.
— C’est exactement ce que je pense, dit-il.
La « Flotte d’Aniara », c’était le nom que se donnaient certains équipages de la Sécurité Commerciale. Aniara était le vaisseau d’un vieux mythe humain, plus ancien que Nyjora, qui remontait peut-être aux coopératives de Tuvo-Norsk, dans les astéroïdes du système solaire de la Terre. L’histoire racontait comment le gros vaisseau avait été lancé dans les profondeurs interstellaires juste avant l’extinction de la civilisation qui l’avait engendré. L’équipage avait assisté à l’agonie de son système natal puis, au fil des années suivantes, tandis que le vaisseau s’enfonçait dans les ténèbres infinies, avait péri lui-même, victime de la défaillance progressive de ses équipements de vie. L’image avait quelque chose d’envoûtant, et c’était probablement la raison pour laquelle elle était connue à travers des millénaires. Avec la destruction de Sjandra Kei et la fuite de la Sécurité Commerciale, l’histoire avait tout à coup pris une réalité tangible.
Mais nous ne jouerons pas ce jeu-là jusqu’au bout.
Le colonel Kjet Svensndot contempla l’affichage de trajectographie. Cette fois-ci, la fin d’une civilisation avait été obtenue par le meurtre, et les assassins étaient presque à portée de vengeance. Depuis de nombreux jours, le QG de la flotte manœuvrait pour se rapprocher des forces de l’Alliance, et l’échéance était maintenant très proche. Presque tous les vaisseaux de l’Alliance et de Sjandra Kei étaient enveloppés dans le même cocon de détection, qui comprenait aussi une partie de la troisième flotte, toujours silencieuse. Sur les écrans, on aurait pu croire que le combat était déjà possible. En fait, les vaisseaux ennemis passaient pratiquement dans le même espace, quelquefois à moins d’un milliard de kilomètres de distance les uns des autres, mais toujours décalés dans le temps de quelques millisecondes. Tous étaient en ultrapoussée et accomplissaient au moins une douzaine de sauts par minute. Même ici, au Fin Fond de l’En delà, cela correspondait à une fraction mesurable d’année-lumière par saut. Pour pouvoir livrer bataille à un ennemi qui se dérobait, il fallait synchroniser parfaitement les sauts et inonder de drones de combat l’espace partagé.
Le colonel Svensndot changea l’affichage pour ne garder que les vaisseaux parfaitement synchronisés avec ceux de l’Alliance. Environ un tiers de la flotte était en phase. Encore quelques heures et…
— Damnation !
Il frappa son moniteur, qui accomplit un quart de tour.
— C’est une nouvelle damnation ou toujours la même ? lui demanda Tirolle.
— La même. Excusez-moi.
Il était réellement désolé. Tirolle et Glimfrelle avaient leurs propres problèmes. Sans doute y avait-il encore des poches d’humanité dans l’En delà, dont l’Alliance n’avait pas connaissance. Mais des Dirokimes il ne restait peut-être que ceux de la Sécurité Commerciale. À l’exception de quelques âmes aventureuses comme Tirolle et Glimfrelle, tous les représentants de leur espèce s’étaient trouvés dans les terroirs du rêve de Sjandra Kei.
Kjet Svensndot faisait partie de la Sécurité Commerciale depuis vingt-cinq ans. Au début, la compagnie ne possédait qu’une petite flotte de vigiles. Il avait passé des milliers d’heures à apprendre le pilotage de combat pour être le meilleur de toute l’organisation. Mais il n’avait été mêlé à des actions réelles qu’une ou deux fois dans sa carrière. Certains auraient pu le regretter. Mais Svensndot et ses supérieurs considéraient cela comme une récompense pour s’être montré le meilleur. Ses compétences lui avaient valu les meilleurs équipements de combat de toute la flotte de la Sécurité Commerciale, le fleuron étant le vaisseau qu’il commandait en ce moment. L’Ølvira avait été achetée avec une partie de l’énorme prime payée par Sjandra Kei lorsque l’Alliance avait commencé à proférer ses menaces. L’Ølvira n’était pas un cargo reconditionné, mais une véritable machine de guerre équipée des meilleurs processeurs et des plus puissants moteurs d’ultrapoussée capables d’opérer dans l’En delà à l’altitude de Sjandra Kei. Le vaisseau ne nécessitait qu’un équipage de trois personnes, et toutes les procédures de combat pouvaient être conduites par le pilote assisté de ses Intelligences Artificielles. Les soutes contenaient plus de dix mille bombes chercheuses, chacune étant bourrée de plus d’intelligence électronique que le système de navigation d’un cargo moyen tout entier. Belle récompense, en vérité, pour vingt-cinq ans de bons et loyaux services. Ils l’avaient même autorisé à baptiser le nouveau bâtiment à sa guise.
Mais maintenant… l’Ølvira qui avait donné son nom au vaisseau devait être morte, en même temps que des milliards d’autres qu’il était censé protéger. Elle habitait Herte, au cœur du système. Et les bombes à brillance ne laissent aucun survivant.
Ce superbe vaisseau qui portait son nom s’était trouvé à six mois-lumière du système, cherchant des ennemis là où il n’y en avait pas. Dans une bataille honnête, Kjet Svensndot et son Ølvira se seraient comportés vaillamment. Au lieu de cela, ils étaient entraînés dans cette poursuite jusqu’au Fin Fond de l’En delà. Chaque année-lumière les éloignait des régions pour lesquelles le bâtiment avait été construit. Chaque fois, ses processeurs fonctionnaient un peu plus lentement (ou plus du tout). À ces profondeurs, les cargos reconditionnés étaient presque ce qu’il y avait de mieux. Lourds et stupides, avec des dizaines de membres d’équipage, mais ils fonctionnaient. Déjà, l’Ølvira avait pris cinq années-lumière de retard sur eux. C’étaient les ex-cargos qui engageraient le combat avec la flotte de l’Alliance. Et une fois de plus, Kjet assisterait, impuissant, à la mort de ses amis.
Pour la centième fois, il regarda la trace de détection en plissant le front et en envisageant la mutinerie. Il y avait également des traînards dans les rangs de l’Alliance, des vaisseaux à « hautes performances » que le gros du peloton avait distancés. Mais ses ordres étaient de maintenir les positions et de faire office de coordinateur tactique auprès des unités plus rapides. Il ferait ce qu’on lui demanderait, une dernière fois. Mais après la bataille, lorsque la flotte aurait été anéantie en même temps que tous les vaisseaux de l’Alliance qu’elle pourrait emporter avec elle, il songerait à prendre sa propre revanche. Une partie de ses projets dépendraient de ce que décideraient Tirolle et Glimfrelle. Parviendrait-il à les persuader d’abandonner les vestiges de la flotte et de remonter jusqu’au Moyen En delà, où l’Ølvira était le meilleur bâtiment de sa classe ? Il avait sa petite idée, bien documentée, sur l’identité des systèmes stellaires qui se cachaient sous la dénomination d’« Alliance pour la Défense ». Les assassins n’hésitaient pas à proclamer leurs idées sur le Réseau. Apparemment, ils pensaient que cela leur apporterait de nouveaux soutiens. Mais cela risquait aussi de leur amener des visiteurs du genre de l’Ølvira. Les bombes qu’ils avaient dans leurs soutes pouvaient détruire des mondes, quoique d’une manière qui ne serait pas aussi rapide ni expéditive que celle qui avait été appliquée à Sjandra Kei. Cependant, l’esprit de Svensndot se rebellait contre ce genre de représailles aveugles. Non. Ils choisiraient soigneusement leurs cibles. Des vaisseaux isolés venus renforcer les rangs de l’Alliance, des convois sans protection militaire. L’Ølvira pouvait opérer longtemps si elle préparait bien ses embuscades et ne laissait aucun survivant derrière elle. Le regard perdu dans ses écrans, il ignora la buée qui lui brouillait le coin des yeux. Toute sa vie, il avait été respectueux des lois. Souvent, son travail avait consisté à mettre un terme à des représailles dictées par la vengeance. Et aujourd’hui, la vengeance était tout ce que la vie lui gardait encore en réserve.