— Je reçois une drôle de chose, Kjet, lui dit Glimfrelle, qui était de veille devant les consoles.
Ce travail aurait dû être totalement automatisé, et il l’était en temps normal, dans l’environnement habituel de l’Ølvira. Mais à ces profondeurs, c’était devenu une corvée qu’ils se partageaient.
— Qu’est-ce que c’est ? Encore de la propagande du Réseau ? demanda Tirolle.
— Non. Le signal vient de la position occupée par ce racleur de fond que tout le monde poursuit. C’est la seule source possible.
Svensndot haussa les sourcils. Il se tourna vers la console du mystère avec un vaste plaisir dont il fut à peine conscient sur le moment.
— Ses caractéristiques ?
— D’après notre processeur de signaux, il s’agirait d’un faisceau étroit dont nous constituerions la seule cible plausible. Le signal est puissant, et sa bande passante assez large pour contenir une partie vidéo. Si notre snarflé processeur de signaux numériques fonctionnait comme il faut, je saurais à quoi… (Il fredonna un petit air qui traduisait une grande impatience chez ceux de sa race.) Iïaïe ! Il est crypté, mais à un très haut niveau. C’est de la vidéo à syntaxe 45. En fait, ils déclarent utiliser le tiers d’une tablette crypto fabriquée l’an dernier par la Compagnie.
Un instant, Svensndot crut que Glimfrelle voulait dire que le message lui-même était intelligent. La chose aurait dû être impossible à ces profondeurs. Mais le second, saisissant son regard, s’empressa d’ajouter :
— Je me suis mal exprimé, chef. J’ai lu tout ça dans le format de trame. (Quelque chose clignota sur son écran.) Bon, voilà l’historique de la tablette. La Compagnie l’a fabriquée, avec ses compléments, pour couvrir la sécurité des vaisseaux. (Avant l’Alliance, c’était le plus haut niveau de cryptage de l’organisation.) Nous avons là la troisième partie, celle qui n’a jamais été livrée. Le tout a été déclaré douteux, mais, par miracle, il nous reste encore une copie.
Frelle et Rolle le regardaient d’un drôle d’air. Leurs grands yeux noirs semblaient attendre quelque chose de lui. Selon la procédure normale – et c’étaient pour eux des ordres impératifs –, les transmissions codées à l’aide de clés douteuses devaient être totalement ignorées. Si les services de traitement des signaux de la Compagnie avaient fait correctement leur travail, le code suspect ne se serait même pas trouvé à bord, et la politique de la Compagnie se serait appliquée d’elle-même.
— Décryptez-le, demanda Svensndot.
Toutes ces dernières semaines avaient démontré que sa compagnie était d’une incompétence totale en matière de renseignement militaire et de traitement des signaux. Autant tirer parti de cette incompétence.
— À vos ordres.
Glimfrelle enfonça une touche. Quelque part à l’intérieur du processeur de signaux de l’Ølvira, un long segment de bruit « aléatoire » fut découpé en trames qui furent exactement superposées aux bruits « aléatoires » des trames de données entrantes. Il y eut une interruption perceptible (maudit Fin Fond), puis la fenêtre comm s’éclaira sur une image vidéo plate.
— … Quatrième répétition du message.
C’était du samnorsk, dans le dialecte le plus pur de Herte i Sjandra. La personne qui parlait était…
Un instant, son cœur s’arrêta de battre. La vraie Ølvira était devant lui, vivante. Il expira lentement, en essayant de se décontracter. Elle avait les cheveux noirs, les yeux violets et le visage mince, exactement comme Ølvira. Et comme un million d’autres femmes de Sjandra Kei. La ressemblance était bien là, mais si vague, en réalité, qu’il n’y aurait jamais pensé en temps normal. Pour la première fois depuis pas mal de temps, il imagina un univers au-delà de leur flotte perdue, et des objectifs au-delà de la vengeance. Puis il se força à concentrer de nouveau son attention sur ce qu’il faisait. Il voulait essayer de voir le plus possible de choses sur les images que lui donnait sa fenêtre. La femme était en train de dire :
— Nous répéterons ce message encore trois fois. Si vous ne répondez pas d’ici là, nous choisirons une autre cible.
Elle se repoussa en arrière, laissant voir derrière elle le reste de la cabine, tout en longueur, avec un plafond bas. Mais Svensndot n’y prêtait que très peu d’attention. Il y avait deux Cavaliers des Skrodes à l’arrière-plan. Le premier avait un skrode dont les rayures indiquaient un long passé de relations commerciales avec Sjandra Kei. L’autre devait être un Cavalier Inférieur, car son skrode était beaucoup plus petit et sans roues. Puis la caméra accomplit un quart de tour pour se centrer sur le quatrième occupant de la cabine. Un humain ? Probablement, mais il n’était pas d’ascendance nyjoraine. En d’autres circonstances, son apparition aurait fait les gros titres de toutes les civilisations humaines de l’En delà. Mais Svensndot n’enregistra le fait que dans un recoin de son esprit, et uniquement parce que cela renforçait ses soupçons.
— Comme vous pouvez le voir, continua la femme, nous sommes des humains et des Cavaliers.
Tout l’équipage du Hors de Bande II est réuni dans cette cabine. Nous ne faisons pas partie de l’Alliance pour la Défense et nous ne sommes pas des agents de la Gale. Mais c’est bien à cause de nous que leurs deux flottes sont ici. Si vous déchiffrez ce message, nous prendrons le risque d’assumer que vous êtes bien de Sjandra Kei. Il faut que nous discutions. Veuillez nous répondre en utilisant la queue de la tablette qui décrypte ce message.
L’image se brouilla, et le visage de la femme occupa de nouveau le premier plan.
— Cinquième répétition du message. Nous ne le répéterons plus que deux fois encore…
Glimfrelle coupa la voie audio.
— Si elle est sérieuse, il ne nous reste plus que cent secondes. Que faisons-nous, capitaine ?
Soudain, l’Ølvira n’était plus un traînard inutile.
— Nous discutons, déclara Svensndot.
La réponse et la contre-réponse ne prirent que quelques secondes. Après cela…, cinq minutes de conversation avec Ravna Bergsndot suffirent à convaincre Kjet que ce qu’elle avait à dire devait être entendu par le Commandement Central de la Flotte. Son vaisseau servirait uniquement de relais, mais il aurait au moins quelque chose d’important à transmettre.
Le Commandement Central refusa de prendre la liaison vidéo complète offerte par le HdB. Quelqu’un, à bord du vaisseau amiral, refusait de s’écarter de la procédure standard, et l’utilisation d’un code officiellement déclaré suspect lui restait en travers de la gorge. Même Kjet dut se contenter d’une liaison de combat. L’écran afficha une image en couleurs à haute résolution. En la regardant de près, on s’apercevait qu’il s’agissait en réalité d’une reconstitution très pauvre. Kjet reconnut l’exploitante Limmende et son chef d’état-major Jan Skrits, mais on aurait dit une vue datant de plusieurs années. La vieille vidéo s’alignait sur les signaux d’animation transmis. Le canal de communication effectivement établi laissait passer moins de quatre mille bits par seconde. Le Commandement Central ne prenait pas de risques.