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— Avez-vous un peu d’expérience de la navigation ? lui demanda Pérégrin.

Question ridicule.

— J’ai lu quelques…

— Parfait !

Pérégrin le poussa tout entier dans le module tribord du double-coque.

— Vous veillerez sur la créature, dit-il. Tassez-vous là-dedans, et faites le moins de bruit possible.

Il était capable de manœuvrer le double-coque tout seul, mais il fallait pour cela qu’il soit partout à la fois, et il ne voulait pas être distrait par des bruits étrangers.

Pérégrin écarta leur bateau du multicoque à l’aide d’une perche. Les effets du sabordement ne se faisaient pas encore sentir, mais on voyait de l’eau dans les coques avant. Il retourna la perche et se servit du grappin pour attirer le bateau le plus proche dans l’espace libre laissé par leur départ. Dans cinq minutes, il n’y aurait plus là qu’une rangée de mâts pointant hors de l’eau. Cinq minutes à peine. Ils n’auraient pas eu la moindre chance s’il n’y avait pas eu la Convocation de Flenser. Sur la route de la forteresse, les fantassins se retournaient pour montrer le port du doigt. Cependant, ils devaient obéir à l’appel de Flenser-Tyrathect. Mais combien de temps faudrait-il pour qu’un responsable décide que même une Convocation pouvait être ignorée en cas d’urgence ?

Il hissa la toile.

Le vent s’engouffra dans la voile du double-coque, et ils s’éloignèrent du quai. Pérégrin courait partout à la fois sur les ponts, les écoutes serrées dans ses gueules. Même sans Rum, que de souvenirs le goût du sel et des cordages ne lui rappelaient-ils pas ! Il sentait directement l’action du vent qui tendait ou relâchait la toile. Les deux coques étaient fines et étroites, et le mât en bois de fer craquait sous la traction exercée par la voile.

Les Flenséristes accouraient maintenant sur le versant de la colline. Les archers s’arrêtèrent, et une volée de flèches embruma le ciel. Pérégrin tira brusquement sur les écoutes, faisant virer le bateau à bâbord sur une seule coque. Scribe bondit vers la créature des étoiles pour la protéger. À tribord, devant eux, l’eau fut criblée de traits, mais peu d’entre eux touchèrent le bateau. Pérégrin tira de nouveau sur les écoutes, et ils virèrent de bord une nouvelle fois. Encore quelques secondes et ils seraient hors de portée. Les soldats couraient maintenant sur le quai. Des hurlements s’élevèrent quand ils s’aperçurent de l’état de leur navire. Les flotteurs avant étaient pleins d’eau. Toute la partie antérieure du mouillage était un chaos de coques coulées. Et les catapultes se trouvaient à l’avant.

Pérégrin vira de bord une nouvelle fois, quittant la rade, et mit cap au sud. À tribord, au passage, il aperçut l’extrémité sud de l’île Cachée. Les tours de la forteresse se profilaient de manière sinistre. Il savait qu’il y avait là de grosses catapultes et que le port de l’île abritait des navires rapides. Mais dans quelques minutes, tout cela n’aurait plus beaucoup d’importance. Il était en train de constater que leur propre bateau était particulièrement agile. Il aurait dû se douter qu’ils mettraient leurs meilleurs modules dans un angle avant. Le bateau était probablement destiné à patrouiller et à rattraper d’autres bâtiments à la course.

Jaqueramaphan était massé à la proue de sa coque. Il contemplait la mer et la rade qu’ils venaient de quitter. Des soldats, des travailleurs et des jaquesblanches étaient groupés à l’extrémité du quai, formant une cacophonie mentale. Même à cette distance, il était facile de voir que l’endroit était en effervescence, livré à la rage et à la frustration. Un sourire niais se dessina sur les traits de Scribe tandis qu’il comprenait qu’ils allaient vraiment réussir. Il hissa un de ses membres sur la main courante et lui fit faire un bond en l’air avec un geste obscène en direction de l’ennemi. Le membre faillit passer par-dessus bord, mais ceux du quai ne manquèrent pas le message, et l’effervescence redoubla un instant.

Ils avaient doublé la pointe sud de l’île Cachée. Même les catapultes de la forteresse ne pouvaient plus rien contre eux à présent. Les meutes de la côte continentale étaient à peine visibles. La bannière de Flenser claquait toujours joyeusement sous la brise du matin, rectangle d’étoffe rouge et jaune de plus en plus minuscule sur le fond vert de la forêt.

Tous les yeux de Pérégrin étaient fixés sur le détroit, à l’endroit où l’île de la Baleine était le moins éloignée du continent. Son Bal se souvenait que la passe était puissamment fortifiée. Normalement, ils auraient dû être arrêtés ici. Mais les archers avaient été retirés pour participer à l’embuscade, et les catapultes étaient en réparation. Le miracle s’était donc produit. Ils étaient libres et vivants, et ils détenaient le plus grand trésor de tout ce pèlerinage. Il cria si fort sa joie que Jaqueramaphan sursauta et que l’écho de sa voix fut répercuté par les collines vertes couronnées de plaques de neige.

5

Jefri Olsndot gardait peu de souvenirs clairs de l’embuscade. Il n’avait assisté à aucune scène de violence. Il y avait eu de grands bruits au-dehors, et la voix terrifiée de maman qui lui criait de rester à l’intérieur. Puis une grande fumée s’était élevée, il avait eu du mal à respirer et avait essayé de ramper vers la sortie. Mais il s’était évanoui. Quand il avait repris conscience, il était sanglé dans une sorte de lit d’infirmerie, entouré de tous ces gros chiens. Ils avaient un drôle d’air, avec leurs manteaux blancs et leurs tresses. Il s’était aussitôt demandé où se trouvaient leurs maîtres. Ils produisaient d’étranges sons : des grognements, des bruits de déglutition et des sifflements. Certains de ces sons étaient si haut perchés dans l’aigu qu’il les percevait à peine.

Après avoir passé quelque temps à bord d’un bateau, il fut transféré sur un chariot à quatre roues. Il avait déjà vu des images représentant des châteaux forts, et c’était exactement dans un endroit semblable, grandeur nature, qu’on le conduisait. Il y avait de noirs donjons en saillie sur les remparts, et de hautes murailles de pierre aux angles vifs. Les roues du chariot tressautaient sur les pavés des ruelles obscures où ils passaient à toute allure. Les chiens au long cou ne lui avaient pas fait de mal, mais les sangles étaient terriblement serrées. Il ne pouvait ni s’asseoir ni même se retourner pour regarder sur les côtés. Il appela papa, maman et Johanna. Il pleura même un peu. Un long-museau apparut devant son visage. Un nez mou lui toucha la joue. Il y eut un bruit vibrant qu’il sentit jusque dans ses os. Il était incapable de dire si c’était un geste de menace ou de réconfort, mais il respira très fort pour reprendre son souffle et cesser de pleurer. Ce n’était pas une attitude digne d’un Straumlien.

Il aperçut d’autres chiens aux manteaux blancs. Certains portaient aussi de ridicules épaulettes argentées ou dorées.

On tira de nouveau son lit, cette fois-ci dans un souterrain éclairé par des torches. On l’arrêta devant un double portail qui devait faire deux mètres de large sur un de haut à peine. Deux triangles de métal étaient incrustés dans le bois blond. Plus tard, Jefri devait apprendre qu’ils représentaient un nombre : quinze ou trente-trois, selon que l’on comptait en pattes ou bien en griffes antérieures. Bien plus tard encore, on lui apprit que son gardien avait compté en pattes et le bâtisseur du château en griffes, de sorte qu’il s’était retrouvé dans la mauvaise chambre. Et cette méprise allait changer le cours de l’histoire des mondes.

Les chiens ouvrirent la double porte à leur manière et entraînèrent Jefri à l’intérieur. Ils se groupèrent autour de sa couchette et relâchèrent ses liens avec leurs museaux. Il entrevit des rangées de crocs acérés comme des aiguilles. Les grognements et les bruits de déglutition étaient très forts. Lorsque Jefri se redressa, ils eurent un mouvement de recul. Deux d’entre eux maintinrent la double porte ouverte tandis que les quatre autres se retiraient. La porte se referma alors en claquant. Le numéro de cirque était terminé.