L’utilisation des nouveaux automatismes communiquait à Ravna un frisson qui, d’une manière plus subtile, était presque aussi angoissant que la perte antérieure de l’ultrapoussée. Sa vision imagée des Lenteurs en tant que caverne obscure à peine éclairée par des torches était juste un cauchemar. Par contre, quand elle voyait les Lenteurs comme le domaine de prédilection des crétins et des calculatrices mécaniques, elle n’était pas trop loin de la réalité. Les performances du HdB s’étaient dégradées progressivement tout au long de leur descente vers le Fin Fond. Mais ce qui se passait à présent… Il n’y avait plus aucun générateur de graphes à commande vocale. Ils étaient un peu trop complexes pour être gérés par le nouveau HdB, tout au moins en mode interprétateur intégral. Plus d’analyseurs de contexte intelligents, qui rendaient la bibliothèque de bord presque aussi accessible qu’une mémoire humaine. Finalement, Ravna déconnecta les unités artistique et musicale. Privées de toute réaction à l’ambiance et au contexte, elles semblaient de marbre, et leur rappelaient constamment qu’il n’y avait aucun cerveau derrière elles. Même les fonctions les plus simples étaient touchées. Le contrôle de la voix et du geste, par exemple. Les appareils ne réagissaient plus de manière cohérente au sarcasme ou au langage familier. Il fallait s’astreindre à une certaine discipline verbale pour pouvoir les utiliser encore. Pham était le seul à sembler apprécier cela. Il disait que cela lui rappelait l’époque du Qeng Ho.
Vingt-quatre heures. Cinquante. Ils se disaient à tour de rôle qu’il n’y avait pas à s’inquiéter, mais Coquille Bleue expliquait à présent qu’il ne s’était pas montré assez réaliste en leur parlant de « quelques heures ». Compte tenu de la hauteur du « tsunami » (deux cents années-lumière au bas mot), il faisait probablement plusieurs centaines d’années-lumière de largeur, si l’on se référait aux proportions observées dans les phénomènes historiques précédents. L’ennui, c’était qu’il n’y avait pas vraiment de précédent comparable. La plupart du temps, les délimitations de secteurs suivaient la densité galactique moyenne. Il n’y avait virtuellement pas de différence d’une année à l’autre, à part le lent rétrécissement des éons qui exposerait peut-être un jour, longtemps après la mort de toutes les étoiles à l’exception des plus petites, le cœur galactique à l’En delà. À n’importe quel moment, seule la milliardième partie de ce secteur frontière pouvait être décrite comme « en état de perturbation ». Sous une tempête ordinaire, la surface pouvait bouger d’une année-lumière au plus en une décennie environ. Ces tempêtes étaient même assez courantes pour affecter le sort de plusieurs mondes chaque année.
Beaucoup plus rares – à peu près une fois tous les cent mille ans dans la galaxie tout entière – étaient les perturbations qui apportaient de sérieuses distorsions à la zone frontière et pouvaient se déplacer à des multiples élevés de la vitesse de la lumière. Il s’agissait des tempêtes transversales à partir desquelles Pham et Coquille Bleue avaient fait leurs estimations d’échelle. La plus rapide avançait à une année-lumière par seconde, sur une distance de moins de trois unités. Les plus larges faisaient trente années-lumière de haut et se déplaçaient à moins d’une unité par jour.
Que savait-on des monstres comme celui qui les avait engloutis ? Pas grand-chose, en vérité. Des récits de troisième main dans la bibliothèque de bord parlaient de perturbations peut-être aussi importantes que la leur, mais dont les dimensions et les taux de propagation n’étaient pas cités très clairement. Les chiffres datant de plus de cent millions d’années inspirent difficilement confiance. Et les langages intermédiaires manquaient. Même s’il y en avait eu, au demeurant, cela ne les aurait aidés en rien. La nouvelle version du HdB, au cerveau demeuré, n’était plus capable d’une traduction même mécanique des langues naturelles. Écumer la bibliothèque ne servait plus à rien.
Lorsque Ravna fit part de ces réflexions à Pham, il se contenta de répondre :
— Ça pourrait être bien pire. Mais qu’est-ce que c’est, au fait, que cette Séparation Primordiale ?
Cinq milliards d’années en arrière.
— On ne le sait pas très bien.
Pham indiqua du pouce l’affichage de la bibliothèque qu’il était en train de consulter.
— Il y a des gens qui disent que c’était une « super-superperturbation ». Quelque chose de si gros que toutes les races qui auraient pu en conserver la trace ont été anéanties. Il y a des cas où les plus grandes catastrophes passent totalement inaperçues. Personne n’est là pour écrire des histoires d’épouvante à leur sujet.
Bravo.
— Pardonne-moi, Ravna. Honnêtement, si les ennuis que nous avons en ce moment sont comparables à la majorité des catastrophes du passé, nous devrions en sortir d’ici un jour ou deux. Le mieux que nous ayons à faire, en attendant, c’est d’élaborer des projets en conséquence. C’est comme une trêve au milieu d’une bataille. Il faut savoir profiter du répit pour préparer la suite. Essayons de voir comment amener la partie non contaminée de la Sécurité Commerciale à combattre pour nous.
— Hum…
Selon la forme de la traîne qu’il était en train de traverser, le HdB avait dû perdre plus ou moins de son avance.
Mais la flotte de l’Alliance doit être complètement désorganisée par la perturbation.
C’était un ramassis d’opportunistes, qui saisiraient probablement l’occasion de courir se mettre à l’abri dès qu’ils se retrouvaient dans l’En delà.
Le conseil de Pham la tint occupée durant la vingtaine d’heures qui suivirent. Elle se battit avec les appareils débiles qui prétendaient être des aides à la stratégie sur la nouvelle version du HdB. Même si la perturbation cessait à l’instant même, ce serait peut-être trop tard. Il y avait des joueurs, dans cette partie, pour qui la tempête était loin de représenter une trêve. Jefri Olsndot et ses alliés, par exemple. Soixante-dix heures s’étaient écoulées depuis leur dernier contact. Ravna avait raté trois rendez-vous avec eux. Si elle était en proie à la panique, dans quel état devait être Jefri ? Même si Acier était capable de maintenir ses ennemis à distance, le temps et la confiance continuaient de fondre là-bas.
La perturbation durait depuis cent heures maintenant. Coquille Bleue et Pham étaient en train de tester la puissance du ramscoop du HdB. Il y a des trêves qui paraissent durer éternellement…
34
La canicule de l’été s’était momentanément interrompue. En fait, il faisait presque froid. L’air était toujours sec et miroitant de fumée, mais le vent s’était calmé. Dans la cabine à bord du vaisseau, Amdijefri ne faisait pas attention au temps.
— Ce n’est pas la première fois qu’ils mettent si longtemps à répondre, murmura Amdi. Elle nous a expliqué que l’ultrabande…
— Ravna n’a jamais été en retard à ce point !
Pas depuis cet hiver, en tout cas. La voix de Jefri oscillait entre l’angoisse et la bouderie. En fait, il y avait une session prévue au milieu de la nuit, où ils devaient recevoir des données techniques à transmettre à messire Acier. Elles ne leur étaient pas encore parvenues ce matin. Ravna avait aussi laissé passer le rendez-vous de l’après-midi, au cours duquel ils prenaient habituellement le temps de bavarder un peu.