Le membre isolé se rapprocha encore d’Acier. Personne ne s’était jamais trouvé aussi près de lui à l’exception des moments de meurtre, de torture et de viol du passé. Involontairement, il humecta ses babines du bout de ses langues et s’éloigna en cercle de la menace. D’une certaine manière, pourtant, le manteau noir semblait aussi peu dangereux qu’un cadavre, sans la moindre trace de bruit mental. Faisant claquer ses mâchoires, Acier répliqua :
— C’est vrai. Le génie consiste à sortir vainqueur même lorsque tous les plans sont passés à la trappe.
Détournant toutes ses têtes du Fragment de Flenser pour contempler l’horizon sud baigné d’une lumière rouge, il ajouta :
— Quelles sont les dernières estimations concernant la progression du Sculpteur ?
— Elle est toujours au même campement, à cinq jours de marche d’ici au sud-est.
— Quelle incompétence ! Il est difficile de croire qu’elle vous ait donné le jour ! Vendacious avait tout préparé ! Avec ses soldats et ses canons pour rire, elle devrait être là depuis plus d’un dijour !
— Pour se faire massacrer en bonne synchronisation.
— Mais oui ! Bien avant l’arrivée de nos amis des étoiles ! Au lieu de cela, elle va se perdre à l’intérieur des terres, et elle hésite.
Le Fragment de Flenser haussa les épaules sous son manteau noir. Acier savait que la radio était aussi lourde qu’elle en avait l’air. Cela le consolait un peu de savoir que l’autre avait un prix à payer pour son omniscience. Par une chaleur pareille, avoir le corps couvert jusqu’aux tympans… Il imaginait aisément l’inconfort qu’elle devait endurer. Et quand ils étaient à l’intérieur, l’odeur était éloquente.
Ils passèrent derrière l’un des canons récemment installés sur la muraille, dont le tube enrobé de plusieurs couches de métal brillait de tous ses feux. Il avait trois fois la portée de l’invention pitoyable du Sculpteur. Pendant que la vieille reine travaillait avec une simple boîte de données, guidée par l’intuition d’une enfant, il avait bénéficié de l’aide directe de Ravna et de ses compagnons. Au début, il avait eu peur de leur générosité, croyant qu’elle prouvait leur supériorité à un point où ils n’avaient même pas besoin de se montrer méfiants. Mais à mesure qu’il avait appris à les connaître, il avait compris leurs points faibles. Ils étaient incapables d’expérimenter sur eux-mêmes pour s’améliorer. C’étaient des demeurés pleins d’arrogance, qui n’évoluaient que très lentement. Parfois, ils avaient un éclair d’intelligence, par exemple la réticence de Ravna à dire ce qui l’intéressait vraiment dans le vaisseau échoué sur leur monde. Mais leur désespoir transparaissait clairement dans tous leurs messages, de même que leur attachement à l’enfant humain.
Tout s’était passé de la manière la plus parfaite possible jusqu’à ces tout derniers jours. Tandis qu’ils avançaient hors de portée d’oreille de la meute canonnière, Acier demanda au Fragment de Flenser :
— Toujours pas de nouvelles de nos « sauveteurs » ?
— Toujours rien.
C’était l’autre élément de leur synchronisation, le plus important, qui avait raté, et sur lequel ils n’avaient aucun contrôle.
— Ravna a déjà manqué quatre rendez-vous. Deux d’entre moi sont en ce moment avec Amdijefri.
Le mono agita le museau en direction du dôme de la forteresse intérieure. Son geste était maladroit. Avec une seule tête et deux yeux, le langage du corps était extrêmement limité.
Nous ne sommes pas faits pour errer un morceau par-ci, un morceau par-là.
— Encore quelques minutes, ajouta le manteau noir, et les créatures des étoiles auront raté leur cinquième session. Les enfants commencent à désespérer, vous savez.
La voix semblait compatir avec eux. Presque inconsciemment, Acier prit encore plus de distance autour du Fragment. Il avait déjà entendu ce ton-là très longtemps auparavant. Il se souvenait aussi que, presque invariablement, c’étaient la mort et le dépeçage qui suivaient.
— Je ne veux pas qu’il leur arrive quoi que ce soit, Tyrathect, dit-il en découvrant six paires de mâchoires menaçantes en direction du mono encerclé. N’essayez pas un de vos vieux coups tordus. Jusqu’à nouvel ordre, nous faisons comme si les communications allaient reprendre. Et nous aurons besoin d’eux à ce moment-là.
Le Fragment tressaillit presque imperceptiblement, ce qui fit plus plaisir à Acier que si dix mille serviteurs s’étaient mis à ramper devant lui.
— Bien entendu. Je voulais seulement dire que vous devriez aller les voir, pour calmer leurs angoisses.
— Faites-le vous-même.
— C’est que… Ils ne me font pas tout à fait confiance, Acier. Je vous l’ai déjà dit. C’est vous qu’ils adorent.
— Ah ! Ils ont percé votre méchanceté à jour, n’est-ce pas ?
La situation emplissait Acier de fierté. Il avait réussi là où les méthodes de Flenser auraient immanquablement échoué. Il avait manipulé sans menacer ni torturer. C’était son expérience la plus folle et certainement la plus profitable. Mais…
— Écoutez, dit-il. Je n’ai pas le temps de servir de nourrice à qui que ce soit. J’en ai assez de discuter de ces deux-là.
Il en avait assez, également, de surveiller ses humeurs, d’accepter les « caresses » de Jefri et les railleries d’Amdi. Au début, il avait insisté pour que personne d’autre que lui n’ait des contacts avec les enfants. Ils étaient trop importants pour être exposés à une révélation accidentelle qui aurait tout fichu par terre. Même à présent, Tyrathect était la seule meute en dehors de lui à avoir des contacts réguliers avec eux. Pour Acier, cependant, chaque rencontre était un peu plus difficile à supporter que la précédente et représentait un test de sang-froid à la limite extrême de ses capacités. Il était difficile de se concentrer quand on était en proie à une fureur meurtrière, comme c’était le cas à la fin de chaque entretien avec eux ou presque. Quel soulagement ce serait lorsque le vaisseau spatial arriverait enfin et qu’il pourrait utiliser pleinement l’instrument que représentait Amdijefri ! Il n’aurait plus, alors, besoin de leur confiance ni de leur amitié. Il aurait un levier, quelqu’un à torturer et à tuer pour obtenir ce qu’il demanderait.
Naturellement, si les créatures des étoiles ne venaient jamais ou si…
— Nous devons faire quelque chose ! s’écria-t-il soudain. Je refuse d’être un bois mort ballotté par les vagues de la destinée.
Il frappa violemment l’échafaudage accolé au parapet, faisant voler de ses dards luisants des échardes de bois.
— Puisque nous ne pouvons pas encore nous occuper des créatures des étoiles, ajouta-t-il, allons régler son compte au Sculpteur ! (Il sourit au Fragment de Flenser.) Amusant, n’est-ce pas ? Il y a cent ans que vous cherchez à la détruire. Aujourd’hui, j’ai la victoire à ma portée. Ce qui aurait été pour vous le plus grand triomphe n’est pour moi qu’une formalité ennuyeuse, que j’entreprends uniquement parce que mes projets plus importants sont provisoirement retardés.
Le manteau noir ne semblait guère impressionné.
— Il y a des bienfaits qui tombent du ciel.
— Dans mes gueules ouvertes, oui. Le tout, c’est d’être là au bon moment, n’est-ce pas ?
Il fit plusieurs pas vers elle, en gloussant.
— Il est temps de faire savoir à Vendacious qu’il peut conduire sa reine confiante à l’abattoir. Cela risque d’interférer avec d’autres événements, mais… Je sais ce qu’il faut faire. La bataille aura lieu à l’est de l’endroit où nous sommes.