— La Montée de Margrum ?
— Exactement. Les forces du Sculpteur seront concentrées pour franchir le défilé. Nous transporterons notre artillerie sur place, derrière la crête au sommet de la Montée. Nous n’aurons aucun mal à anéantir son armée. Et le site est suffisamment éloigné de la Colline du Vaisseau. Même si les créatures des étoiles arrivaient en même temps, il n’y aurait pas d’interférences entre les deux projets.
Le Fragment ne répondit pas. Au bout d’un moment. Acier lui lança un regard furieux.
— Oui, je sais, mon bon maître. Il y a un risque. Nos forces seront coupées en deux. Mais nous avons une armée sur le pas de la porte. Il est regrettable qu’elle arrive avec tant de retard, mais même Vendacious ne peut plus lui faire rebrousser chemin. S’il essaie d’intervenir à ce stade, la reine risque de… Peut-on prévoir ce qu’elle ferait ?
— Non. Elle a toujours des réactions imprévues.
— Elle serait même capable de découvrir la duplicité de Vendacious. C’est pourquoi il vaut mieux courir un léger risque en la détruisant tout de suite. Vous êtes avec le Grand-éclaireur Rangolith ?
— Oui. Deux d’entre moi.
— Dites-lui de transmettre ce message à Vendacious. Qu’il s’arrange pour que les armées de la reine franchissent la Montée de Margrum dans deux jours ou plus, pas avant. Ne vous gênez pas pour improviser. Vous connaissez la région mieux que moi. Nous réglerons les détails lorsque les deux côtés auront pris position.
Quelle chose extraordinaire que de pouvoir commander les mouvements de deux armées sur le point de s’affronter !
— Encore une chose, ajouta-t-il. C’est très important. Vendacious devra régler cette question avant que s’achève le jour sans fin. Je veux que le deux-pattes du Sculpteur soit mort d’ici là.
— Quel mal fait cette enfant ?
— Question stupide. (Particulièrement venant de vous.) Nous ne savons pas à quel moment Ravna et Pham arriveront ici. Jusqu’à ce qu’ils soient entre nos dards, cette Johanna est trop dangereuse pour nous. Que Vendacious s’arrange pour que cela ait l’air d’un accident. Mais l’humaine doit mourir.
Flenser était partout. C’était une forme de divinité dont il avait toujours rêvé depuis qu’il avait été le ného du Sculpteur. Tandis que l’un de lui parlait à Acier, deux autres flânaient dans le vaisseau spatial avec Amdijefri et deux autres encore trottaient dans la forêt au nord du campement établi par le Sculpteur.
Le paradis peut être également une souffrance. Chaque jour, le tourment était un peu plus difficile à supporter. Pour commencer, l’été valait largement celui du Nord, et les manteaux noirs pesaient d’une manière insupportable sur ses épaules, couvrant obligatoirement ses tympans. Contrairement aux autres vêtements encombrants, ceux-ci ne pouvaient pas être retirés, même provisoirement, au risque de perdre complètement l’esprit. Les premiers essais n’avaient duré qu’une heure ou deux. Il avait ensuite fallu partir pour une expédition de cinq jours avec le Grand-éclaireur Rangolith, afin de fournir à Acier des informations immédiates et un contrôle permanent sur tout ce qui se passait à proximité de la Colline du Vaisseau. Il lui avait fallu deux jours sans nuit pour se remettre de l’inconfort et des blessures occasionnés par les manteaux noirs.
Ce dernier exercice d’omniscience avait duré douze jours. Il était impossible de porter les manteaux continuellement. Chaque jour, à tour de rôle, l’un des membres se débarrassait de sa radio, prenait un bain et changeait la doublure du manteau. C’était l’heure de folie quotidienne du Dépeceur, celle où, parfois, la faible Tyrathect remontait à la surface, essayant, mais en vain, de rétablir sa domination. Cela n’avait guère d’importance. Avec un membre déconnecté, la meute restante ne formait plus qu’un quat. Il existait des meutes à quatre membres d’intelligence normale, mais pas dans la combinaison Flenser/Tyrathect. Le bain et la remise du manteau noir s’effectuaient dans un désordre confus.
Naturellement, même si Flenser était « partout à la fois », cela ne le rendait pas plus intelligent que d’habitude. Après le désarroi des premiers essais, il s’était habitué à voir et à écouter des choses radicalement différentes, mais il lui était toujours aussi difficile de soutenir plusieurs conversations simultanées. Pendant qu’il échangeait des reparties avec Acier, il avait très peu de choses à dire à Amdijefri ou aux éclaireurs de Rangolith.
Messire Acier en avait fini avec lui. Flenser cheminait au faîte du mur avec son ancien disciple, mais si ce dernier lui avait adressé la parole cela l’aurait distrait de la conversation en cours. Flenser sourit (prudemment, afin que cela ne transparaisse pas dans l’expression de celui qui était avec Acier). L’autre le croyait en train de discuter avec le Grand-éclaireur Rangolith. Il n’allait pas tarder à le faire, au demeurant. Dans quelques minutes. L’un des avantages de cette situation, c’était que personne ne pouvait savoir avec certitude quel était le jeu de Flenser. S’il manœuvrait avec précaution, il finirait par régner ici de nouveau. Mais c’était un jeu dangereux. Et les manteaux noirs eux-mêmes représentaient un grand péril. S’ils n’étaient plus exposés à la lumière solaire durant quelques heures d’affilée, ils perdaient leur pouvoir et le membre qui les portait se retrouvait coupé du reste de sa meute. Plus grave encore était le problème des « parasites », terme utilisé par les mantes. La deuxième série de manteaux avait tué son utilisateur, et les créatures de l’espace n’étaient pas sûres de connaître la cause. Elles disaient qu’il s’agissait d’un problème d’« interférence », ou quelque chose comme ça.
Flenser n’avait rien ressenti d’aussi extrême. Cependant, à l’occasion d’une marche en compagnie de Rangolith ou lorsque l’énergie de l’un de ses manteaux venait à s’épuiser, il y avait soudain un incroyable tintamarre dans sa tête, comme si une douzaine de meutes l’encerclaient, poussant des cris qui se situaient entre la frénésie sexuelle et la folie meurtrière. Tyrathect semblait adorer ces moments. Elle arrivait en bondissant au milieu de toute cette confusion, en l’enveloppant de sa haine sourde. Normalement, elle se contentait de rester à la lisière de sa conscience, grappillant une pensée par-ci, une motivation par-là. Mais après les parasites, elle devenait beaucoup plus dangereuse. Il lui était arrivé, une fois, de garder le contrôle durant près d’une journée sans nuit. S’il avait disposé d’une année sans crises, Flenser aurait pu étudier convenablement Ty, Ra et Thect pour pratiquer les excisions qui convenaient. Thect, celui qui avait du blanc au bout des oreilles, était probablement le membre à éliminer. Il ne semblait pas très intelligent, mais c’était lui, sans doute, la clé de voûte du trio. En le remplaçant par un membre spécialement étudié, le Dépeceur pouvait devenir encore plus puissant qu’avant le massacre de la Cuvette du Parlement. Pour le moment, toutefois, Flenser était coincé. L’autochirurgie de l’âme représentait un formidable défi, même pour le Maître.
Prudence. Prudence. Maintenir les manteaux bien chargés. Ne pas trop s’éloigner, et ne laisser voir à personne toutes les ficelles du grand plan.
Pendant qu’Acier croyait qu’il allait trouver Rangolith, Flenser était en train de parler à Amdi et à Jefri. Le jeune humain était en larmes.
— Q… quatre fois, n… nous avons manqué le rendez-vous avec R… Ravna. Que lui est-il arrivé ?
Sa voix plafonnait dans l’aigu. Flenser ne s’était jamais rendu compte, avant, qu’il y avait une telle flexibilité dans le mécanisme d’éructation qui servait aux humains à produire des sons.
La majeure partie des membres d’Amdi entouraient le jeune garçon en lui léchant affectueusement la joue.