— Il y a encore un ordre destiné à Têtes-au-Berceau, Grand-éclaireur. Il s’agit d’une exécution.
Tandis qu’il lui communiquait les détails, la chaleur d’une décision bien prise irradia tous ses membres sans exception.
35
La seule bonne chose, dans toute cette attente, avait été l’occasion donnée aux blessés de récupérer. Maintenant que Vendacious avait trouvé le moyen de passer à travers les défenses flenséristes, tout le monde était impatient de lever le camp, mais…
Johanna avait passé tout l’après-midi à l’infirmerie du camp, constituée de six emplacements rectangulaires de six mètres de long chacun. Certains de ces emplacements étaient occupés par des tentes improvisées, appartenant aux blessés suffisamment valides pour s’occuper d’eux-mêmes. D’autres étaient simplement délimités par des barrières torsadées abritant chacune un seul membre, survivant d’une meute détruite. Ces monos auraient pu franchir sans peine les murs symboliques, mais la plupart semblaient reconnaître leur fonction et restaient à l’intérieur.
Tirant la charrette de nourriture derrière elle, Johanna s’arrêtait à chaque emplacement pour en distribuer le contenu. La charrette était un peu trop grande pour elle et se coinçait parfois dans les racines qui poussaient partout dans la forêt. Cependant, elle avait plus de facilité à faire ce travail que n’importe quelle meute, et elle était contente d’avoir trouvé quelque chose d’utile à accomplir.
Dans la forêt, tout autour de l’infirmerie, on entendait les cris des kherporcs que l’on attelait et ceux des canonniers qui préparaient le matériel avant le départ. D’après les cartes que Vendacious leur avait montrées à la dernière réunion, il était clair que les deux journées suivantes n’allaient pas être de tout repos. Mais à l’arrivée, ils occuperaient une position privilégiée, dominant les Flenséristes sans méfiance.
Elle s’arrêta devant la première tente. Le trio qui l’occupait l’avait entendue arriver et était sorti à sa rencontre, courant en cercle autour de la charrette.
— Johanna ! Johanna ! jappa-t-il d’une voix qui imitait la sienne.
C’était tout ce qu’il restait de l’un des stratèges mineurs du Sculpteur. Lorsqu’il était entier, il avait appris un peu le samnorsk. Mais il était six à l’origine. Les trois autres avaient été tués par les loups. L’un des membres survivants était le « parleur », mais il n’avait plus que l’intelligence d’un chiot de cinq ans, avec un vocabulaire curieusement limité.
— Merci de nous apporter à manger. Merci.
Ses museaux se frottèrent contre elle, et elle lui caressa les têtes avant de prendre dans la charrette des bols de ragoût tiède. Deux membres rentrèrent aussitôt sous la tente, mais le parleur s’assit à côté d’elle pour bavarder.
— On va se battre bientôt ?
C’est fini pour toi, la guerre.
— Oui, répondit-elle. Nous allons remonter par l’éboulis qui se trouve juste à l’est du camp.
— Oh ! fit le fragment. Oh ! Ce n’est pas bien, ça. Mauvaise visibilité, pas de retraite. Danger d’embuscade. Pas bien du tout.
Apparemment, il n’avait pas perdu le sens de son ancien métier. Mais Johanna s’abstint d’essayer de lui expliquer la stratégie de Vendacious.
— Ne vous en faites pas, dit-elle. Tout se passera bien.
— Vous êtes sûre ? C’est promis ?
Elle sourit gentiment au vestige d’une brave meute.
— C’est promis, oui.
— Aaah… Bon !
Les trois fragments avaient à présent le nez dans leur bol. Ils figuraient parmi ceux qui avaient eu de la chance, en fait. Ils s’intéressaient à ce qui se passait autour d’eux, et ils avaient gardé un certain enthousiasme enfantin. D’après Pérégrin, les fragments de ce genre pouvaient aisément reconstituer une meute si l’on prenait soin d’eux suffisamment longtemps pour qu’ils puissent mettre au monde un chiot ou deux.
Elle poussa la charrette un peu plus loin, jusqu’à l’enclos symbolique occupé par les monos. Il flottait dans l’air, à cet endroit, une légère odeur d’excréments. Certains monos ou duos avaient dû s’oublier. De toute manière, les latrines du camp n’étaient pas loin.
— Ici, Noiraud. Viens, petit !
Johanna cogna une gamelle vide contre le montant de la charrette. Une tête apparut derrière un buisson. Quelquefois, celui-là n’avait même pas de réaction quand on l’appelait. Johanna se mit à genoux pour que ses yeux ne soient pas trop hauts par rapport au mono.
— Viens, Noiraud !
La créature sortit de derrière le buisson et avança lentement. C’était tout ce qui restait de l’un des artilleurs de Scrupilo. Elle se souvenait vaguement de la meute, un superbe sexto aux membres tous prestes et de bonne taille. Aujourd’hui, même « Noiraud » n’était pas entier. Un canon, en tombant, lui avait écrasé les pattes postérieures. Son train de derrière était posé sur un petit chariot aux roues de trente centimètres qui le faisait ressembler à un Cavalier des Skrodes dont les deux roues avant seraient remplacées par des pattes. Johanna poussa le bol de ragoût vers lui. Puis elle émit les bruits que Pérégrin lui avait enseignés. Noiraud refusait toute nourriture depuis trois jours, mais aujourd’hui il s’avança suffisamment pour qu’elle lui caresse la tête. Au bout d’un moment, il abaissa le museau pour flairer la nourriture.
Elle sourit, ravie. Ce carré d’infirmerie était un drôle d’endroit. Un an plus tôt, elle aurait été horrifiée devant ce spectacle. Même à présent, elle n’avait pas le même point de vue que les Dards sur les blessés. Tout en caressant la tête baissée de Noiraud, elle laissa errer son regard un peu plus loin, sur les tentes de fortune dressées dans la forêt, qui abritaient des malades ou leurs fragments. C’était un véritable hôpital de campagne, pourtant. Il y avait des médecins qui essayaient de sauver des vies, même si leur médecine horrible ne consistait qu’à amputer et à poser des attelles sans le moindre anesthésique. À cet égard, leurs pratiques étaient comparables à celles de la médecine médiévale humaine telles que les décrivait la boîte de données. Mais chez les Dards, il y avait quelque chose en plus. Ce carré d’hôpital servait aussi, en quelque sorte, de magasin de pièces détachées. Les médecins s’intéressaient uniquement à la santé des meutes. Pour eux, les monos ou les duos constituaient des fragments qu’ils pouvaient utiliser pour recréer, au moins provisoirement, des groupes en état de fonctionner. Les monos infirmes étaient ce qu’il y avait de plus bas dans leur échelle de priorités médicales.
— Il n’y a plus grand-chose à récupérer quand on en arrive là, lui avait dit un jour un soignant, Pérégrin servant d’interprète. Et même si c’était possible, avait-il ajouté, qui voudrait dans sa meute un membre infirme et mal intégré ?
Il était sans doute trop fatigué pour remarquer l’absurdité de cette question. Ses museaux dégoulinaient de sang. Il avait travaillé des heures d’affilée à essayer de sauver les membres blessés de meutes autrement indemnes.
De toute manière, la plupart des monos blessés refusaient de se nourrir et mouraient en moins d’un dijour. Même au bout d’un an chez les Dards, Johanna ne s’était jamais résignée à accepter cela. Chaque mono lui rappelait le pauvre Scribe. Elle aurait voulu qu’ils puissent avoir une meilleure chance que le fragment qui avait été son ami. C’était l’une des raisons pour lesquelles elle tirait cette charrette et passait autant de temps avec les monos blessés qu’avec les autres éclopés. Et cela marchait. Elle pouvait s’approcher des fragments sans créer d’interférences avec les bruits mentaux. Cela donnait plus de temps aux mulpathes pour étudier les fragments afin d’essayer de les intégrer à des meutes.