Il contempla la double porte durant un long moment. Il savait très bien qu’il ne s’agissait pas d’un numéro de cirque. Ces créatures qui ressemblaient à des chiens devaient être intelligentes. Elles avaient, en tout cas, réussi à prendre ses parents et sa sœur par surprise.
Où sont-ils ?
Il avait failli se remettre à pleurer. Il ne les avait pas vus à proximité du vaisseau. Ils avaient dû se faire capturer comme lui. On les gardait tous prisonniers dans ce château, dans des donjons séparés. Avant tout, il fallait qu’ils se retrouvent !
Il se mit debout. La tête lui tournait. Il y avait encore une odeur de fumée partout. Il n’y prêta pas attention. La seule chose qui comptait était de sortir d’ici. Il arpenta la salle où il se trouvait. Elle était très vaste. Elle ne ressemblait pas aux cachots décrits dans les histoires qu’il avait lues. La voûte était extrêmement haute. En fait, il s’agissait d’un dôme coupé de douze fentes verticales. La lumière solaire passait à travers l’une d’elles en un îlot tacheté de grains de poussière, éclaboussant le mur lambrissé. C’était l’unique éclairage, largement suffisant par cette journée ensoleillée. Des encorbellements entourés de balustrades basses faisaient saillie aux quatre angles, juste au-dessous du dôme. Il apercevait, derrière, des portes qui se confondaient avec les murs. De lourds panneaux étaient accrochés à la balustrade de chaque encorbellement. Ils étaient couverts de très gros caractères d’écriture. Il s’approcha d’un mur et toucha le tissu épais. Les lettres étaient tracées dessus ! La seule manière de changer l’affichage était de les frotter pour les effacer ! Ouah ! Comme dans les anciens temps de Nyjora, avant le Domaine Straumli ! Les plinthes, sous les panneaux, étaient en pierre noire, brillante. Quelqu’un avait utilisé des morceaux de craie pour dessiner dessus. Les bâtonnets rappelaient à Jefri des chiens rudimentaires tracés par des élèves de maternelle.
Il se souvint subitement des enfants qui étaient restés à bord du vaisseau et tout autour, dans leurs sarcos. Il avait joué avec eux quelques jours avant à peine, à l’école du Lab Haut. Cette dernière année avait été si étrange. À la fois monotone et riche en aventures. On s’amusait bien dans les baraquements, avec toutes les familles réunies. Mais les adultes avaient rarement le temps de jouer. Et la nuit, le ciel était si différent de celui de Straum.
— Nous sommes derrière l’En delà, leur avait dit maman. À la place de Dieu.
Tout le monde avait ri quand elle avait dit cela pour la première fois, mais ils avaient pris un air de plus en plus apeuré quand ils l’avaient répété. Les dernières heures qui s’étaient écoulées avaient été complètement folles. Les exercices de cryosommeil avaient fini par devenir la réalité. Tous ses copains étaient dans des sarcos… Il pleura dans l’horrible silence. Il n’y avait personne pour l’entendre, personne pour l’aider…
Au bout de quelques instants, il se remit à penser. Si les chiens n’essayaient pas d’ouvrir les sarcos, ses copains étaient en sécurité. Il faudrait que papa et maman leur fassent comprendre…
La salle était meublée d’étranges objets. Tables et armoires très basses, râteliers qui ressemblaient à des labyrinthes de jardin d’enfant. Tout était fait du même bois clair que les portes. Des coussins noirs étaient étalés autour de la plus grande table. Celle-ci était couverte de petits bouts d’étoffe sur lesquels des caractères et des dessins non animés étaient tracés. Il longea l’un des murs, qui faisait une dizaine de mètres. À un endroit, le sol n’était plus recouvert. Il y avait un carré de sable à l’angle des deux murs, il s’en dégageait une odeur encore plus forte que celle de la fumée qui était partout. Une odeur de litière. Jefri sourit. Ces créatures ressemblaient pour de bon à des chiens !
Les murs capitonnés absorbèrent son rire, sans écho. Quelque chose lui fit redresser la tête. Il avait cru qu’il était seul ici, mais il y avait, en fait, des tas de cachettes dans ce « cachot ». Un instant, il retint sa respiration et tendit l’oreille. Tout était silencieux… ou presque. À la limite de son audition, là où certaines machines gémissaient tellement dans l’aigu que papa et maman, et même Johanna, n’entendaient jamais rien, il y avait… quelque chose.
— Je… Je sais que vous êtes là, dit-il d’une petite voix tremblante.
Il fit quelques pas de côté, essayant de voir ce qu’il y avait de l’autre côté des meubles sans s’en approcher. Le bruit continua, très net maintenant qu’il se concentrait dessus.
Une petite tête avec de grands yeux noirs sortit de derrière une armoire. Elle était bien plus petite que celles des créatures qui l’avaient amené ici, mais la forme du museau était exactement la même. Ils s’observèrent quelques instants. Jefri s’avança lentement. Un petit chien ? La tête se retira, puis sortit un peu plus. Du coin de l’œil, Jefri vit bouger quelque chose. Il y avait une autre forme noire sous la table, qui l’épiait. Il se figea, luttant contre la panique. Mais il était prisonnier, il n’avait nulle part où s’enfuir, et ces créatures l’aideraient peut-être à retrouver sa maman. Il mit un genou à terre et tendit lentement la main en faisant doucement claquer ses doigts.
— N’aie pas peur, petit chien. Viens, viens…
Le chiot sortit de dessous la table sans quitter des yeux la main de Jefri. La fascination était réciproque. Le petit chien était adorable. Compte tenu des millénaires durant lesquels les humains (et autres) avaient sélectionné les races canines, ce spécimen aurait pu passer, mais de justesse, pour le produit d’un croisement sophistiqué. Il avait le poil court et dru comme une moquette de velours noir et blanc. Les deux tons étaient répartis en larges taches irrégulières, sans zones de gris intermédiaires. La tête était entièrement noire et les hanches partagées entre le blanc et le noir. La queue était courte, à peine un embryon recouvrant l’espace entre les fesses. Il y avait des endroits sans poil au niveau de la tête et des épaules, où Jefri apercevait une peau noire. Mais le plus étrange, c’était le long cou flexible, qui faisait penser davantage à un mammifère marin qu’à un chien.
Jefri agita les doigts, et les yeux du chiot s’agrandirent, révélant une frange blanche autour de l’iris.
Quelque chose lui heurta le coude. Jefri faillit faire un bond. Encore deux autres ! Ils avaient surgi pour regarder sa main. Et, à l’endroit où il avait aperçu le premier, il y en avait maintenant trois qui l’observaient, alertes, sans que rien, dans leur attitude, n’indique la peur ni l’hostilité.
L’un des chiots posa la patte sur le poignet de Jefri et exerça une légère pression vers le bas. En même temps, un deuxième avançait le museau pour lui lécher la main. Sa langue était rose et râpeuse, étroite et arrondie. Les couinements dans l’aigu devinrent plus forts. Trois chiots se rapprochèrent en même temps pour lui saisir la main dans leurs gueules.
— Faites attention ! leur dit Jefri en retirant précipitamment le bras, car il se souvenait des crocs acérés des adultes.
Soudain, l’air s’emplit de sifflements et de bruits de déglutition. Ils faisaient plus penser à des oiseaux fous qu’à des chiens. L’un des chiots avança alors son museau au nez luisant vers Jefri.
— Faites attention ! dit-il, imitant parfaitement la voix du jeune garçon.
Le plus étrange, c’était que sa bouche était restée fermée. Il pencha le cou, comme s’il voulait être caressé. Jefri avança la main. Son poil était d’une douceur exquise. Les sifflements dans l’aigu étaient à présent très forts. Jefri sentait les vibrations à travers la fourrure. Mais le bruit n’était pas produit par un seul animal. Il semblait venir de toutes les directions à la fois. Le chiot changea de position, faisant glisser son museau sur la main de Jefri. Cette fois-ci, il laissa la mâchoire se fermer sur ses doigts. Il sentait parfaitement les crocs, mais le chiot faisait très attention de ne pas le blesser. Sa gueule s’ouvrait et se refermait comme pour le tâter.