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Noiraud n’allait peut-être pas se laisser mourir de faim. Elle le dirait à Pérégrin. Il avait déjà fait des miracles avec certains autres appartements, et semblait être la seule meute à partager plus ou moins ses idées sur les monos infirmes.

— S’ils ne meurent pas tout de suite, lui avait-il dit un jour, cela signifie, la plupart du temps, qu’ils sont dotés d’une très grande force de caractère. Même infirmes, ils peuvent apporter beaucoup à une meute. Il m’est arrivé plusieurs fois, au cours de mes voyages, de me retrouver physiquement diminué. On ne peut pas toujours faire le difficile quand on se trouve réduit à trois et qu’on est en terre étrangère, à plus de mille kilomètres de chez soi.

Johanna posa une écuelle d’eau à côté du bol. Au bout d’un moment, le mono pivota sur l’essieu de son train de derrière et lapa quelques gorgées.

— Tiens bon, Noiraud. On te trouvera quelqu’un, tu verras.

Chitiratte était à son poste, faisant les cent pas exactement comme prévu. Il se sentait cependant nerveux, et l’une de ses têtes au moins était toujours tournée vers la mante. Rien d’étonnant à cela, puisqu’il était censé surveiller les alentours. Il fit passer son arbalète de sa mâchoire à son sac à dos, puis de nouveau à sa mâchoire. Plus que quelques minutes à attendre, et…

Il fit de nouveau le tour du carré d’hôpital. Le boulot était peinard. Cette partie de la forêt avait été épargnée, mais les incendies avaient chassé les animaux vers la plaine. L’endroit était suffisamment proche de la rivière pour être couvert d’un tapis de mousse, et il n’y avait que très peu d’épineux dans le coin. Faire le tour de l’infirmerie équivalait presque à marcher sur la Pelouse du Sculpteur, dans le Sud. Quelques centaines de mètres plus à l’est, les corvées étaient beaucoup plus pénibles. Il fallait préparer les chariots et leur chargement.

Les fragments sentaient que quelque chose se préparait. Ici et là, des têtes se montraient au-dessus des paillasses ou des terriers. Elles regardaient les chariots en cours de chargement et écoutaient les voix familières de leurs amis. Les plus handicapés mentalement sentaient, eux aussi, l’appel du devoir. Chitiratte avait déjà chassé trois monos valides pour leur faire réintégrer l’enclos. Ces demeurés ne pouvaient être d’aucune utilité. Lorsque l’armée attaquerait la Montée de Margrum, les éclopés demeureraient en arrière. Il leur aurait bien tenu compagnie. Il travaillait avec Vendacious depuis trop longtemps pour ne pas ignorer d’où venaient ses ordres. Il avait le pressentiment qu’il n’y en aurait pas beaucoup qui reviendraient vivants de Margrum.

Il tourna trois paires d’yeux vers le deux-pattes. La mission qu’il avait à accomplir était la plus dangereuse qu’on lui eût confiée jusqu’à présent. Si tout se passait bien, il se sentait en droit d’exiger que le chef le laisse rester en arrière avec ceux de l’hôpital. Mais prudence, mon vieux. Vendacious n’est pas arrivé à la position qu’il occupe maintenant en laissant traîner n’importe quoi derrière lui. Chitiratte avait bien vu ce qui était arrivé à cette meute venue de l’est qui avait fourré d’un peu trop près ses museaux dans les affaires du chef.

Que cette humaine était lente ! Cela faisait cinq bonnes minutes qu’elle échangeait des grognements avec ce mono. À voir tout le temps qu’elle passait avec les frags, on pourrait croire qu’elle couchait avec eux ! Mais elle allait bientôt payer ces familiarités déplacées. Il commença à armer son arbalète. Puis il se ravisa. Un accident. Il fallait que cela ressemble à un accident.

Ah ! Elle était en ce moment occupée à ramasser les bols et les écuelles vides pour les ranger dans la charrette. Chitiratte pressa le pas pour arriver plus vite devant le duo Kratzi, le fragment qui allait accomplir l’exécution.

Kratzinissinari était un fantassin avant la perte de sa partie Nissinari. Il n’avait jamais eu aucun rapport avec le chef ni avec la sécurité. Mais il avait une réputation de mauvais coucheur à moitié fou, toujours au bord de la rage meurtrière. En général, quand on n’avait plus que deux membres, on se calmait sérieusement. Mais dans ce cas précis… D’après le chef, Kratzi avait reçu une préparation psychologique spéciale et constituait un piège qui n’avait plus qu’à être activé. Tout ce que Chitiratte avait à faire, c’était donner le signal, et le duo sauterait sur la mante pour la mettre en pièces. Une regrettable tragédie. Naturellement, Chitiratte serait sur les lieux, en bon gardien du périmètre de l’infirmerie. Il logerait promptement deux carreaux dans les têtes de Kratzi, mais le mal, hélas, aurait déjà été accompli.

L’humaine tira lourdement sa charrette en contournant les racines en direction de Kratzi, son patient suivant. Le duo sortit de son terrier en grognant des salutations débiles que même Chitiratte ne comprit pas. Il y avait cependant dans ses tonalités un arrière-goût de rage démente qui contrastait avec l’expression accueillante de ses visages. Naturellement, la mante ne remarqua rien. Elle immobilisa la charrette et se pencha pour remplir un bol et une écuelle tout en échangeant quelques grognements avec le duo. Dès qu’elle se baisserait pour déposer la nourriture par terre…

L’espace d’un instant, Chitiratte envisagea de tuer lui-même la mante si Kratzi n’y parvenait pas du premier coup. Il pourrait toujours dire qu’il avait raté sa cible. L’humaine était si grande et si imprévisible dans ses mouvements… Chitiratte ne l’aimait vraiment pas. La mante lui avait toujours paru menaçante. Elle était trop intelligente, pour une créature isolée. Mais il savait maintenant qu’elle était en réalité très fragile en comparaison des meutes. Il écarta toutefois son idée aussi vite qu’elle lui était venue. On ne pouvait pas savoir quel prix il aurait à payer par la suite, même si tout le monde croyait à un accident. Pas de zèle pour le moment. Les mâchoires et les griffes de Kratzi devraient suffire.

L’une des têtes du duo regardait justement dans sa direction. La mante ramassa les bols qui étaient devant elle et se tourna vers…

— Salut, Johanna ! Comment ça va ?

C’était Pérégrin Wickwrackbal, qui venait d’apparaître à l’angle de l’infirmerie. Il s’approcha de manière à ne pas créer d’interférences mentales avec les patients. Le garde qui s’était arrêté un instant battit en retraite pour s’immobiliser de nouveau quelques mètres plus loin.

— Tout va bien, répondit Johanna. Vous connaissez celui qui a un chariot ? Il a mangé un peu de ragoût ce soir.

— Parfait. Je pensais justement à lui ainsi qu’au trio qui est de l’autre côté.

— Le soignant blessé ?

— Oui. Il ne reste de Trellelac que sa partie femelle, vous savez. J’ai bien écouté ses bruits mentaux, et…

Bien que Pérégrin s’exprimât en un excellent samnorsk, Johanna ne comprenait pas grand-chose à son explication. La mulpathie faisait appel à un si grand nombre de concepts sans équivalent dans le langage humain que même Pérégrin n’arrivait pas à les rendre clairs. La seule chose que Johanna saisissait à peu près, c’était que, Noiraud étant mâle et le trio soignant femelle, il y avait des chances pour qu’ils s’accordent en donnant rapidement naissance à des chiots qui renforceraient leur meute. Le reste faisait état de « résonance d’humeur » et d’« entrecroisement des points faibles et forts ». Pérégrin affirmait n’être qu’un amateur en matière de mulpathie, mais il était intéressant de voir la déférence avec laquelle les docteurs – et même le Sculpteur, quelquefois – s’adressaient à lui lorsque ce sujet était abordé. Au cours de ses nombreux voyages, il avait vu et connu énormément de choses. Ses appartements « prenaient » plus souvent que ceux de n’importe qui d’autre. Elle lui fit signe de s’arrêter de parler.