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Vendacious se tourna vers Chitiratte au moment où le Sculpteur arrivait.

— Qu’avez-vous à dire, sentinelle ? demanda-t-il.

Ne fiche pas tout par terre, Chitiratte.

— C’est… comme vient de le dire le pèlerin. Monseigneur. Je n’ai jamais rien vu de semblable.

Il avait l’air vraiment abasourdi par toute cette histoire.

— Voulez-vous me laisser voir ça de plus près, pèlerin ? demanda Vendacious en s’avançant.

Wickwrackbal hésita. Il reniflait la petite fille, à la recherche de blessures à traiter d’urgence, mais Johanna hocha faiblement la tête, et il recula.

Vendacious s’approcha, affichant une grave sollicitude. À l’intérieur, cependant, il bouillait de rage. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Même si tout ce fichu hôpital avait volé à son secours, elle aurait dû être morte. Kratzi n’avait besoin que d’une fraction de seconde pour lui ouvrir la gorge. Son plan avait été sans faille. Même à présent, l’échec partiel pouvait être racheté. Mais il commençait à comprendre ce qui avait marché de travers. Depuis de nombreux jours, l’humaine avait eu des contacts avec les patients, y compris Kratzi. Aucun soignant ne pouvait s’approcher d’eux et les toucher comme le faisait l’humaine. Même les meutes entières réagissaient à ce contact. Pour des fragments, ce devait être une sensation écrasante. Au fond de leur âme, la plupart des patients devaient considérer que la créature des étoiles faisait partie d’eux-mêmes.

Il examina la mante de trois côtés à la fois, conscient d’avoir sur lui les yeux de cinquante meutes qui l’entouraient. Le sang répandu n’était pas celui de l’humaine. Les blessures qu’elle avait aux bras et au cou étaient superficielles. Au dernier moment, le conditionnement de Kratzi avait cédé la place à la notion qu’elle faisait partie de sa meute. Vendacious aurait presque cédé à la tentation de lui ouvrir la gorge d’un bref coup de patte. Il aurait pu aussi la mettre sous la « protection » de la sécurité. Cela avait marché avec Scribe, mais c’était trop risqué ici. Pérégrin avait examiné Johanna de près. S’il y avait des « complications », cela lui mettrait la puce à l’oreille. Non. Même les meilleurs plans peuvent échouer. Que cela serve de leçon pour une autre fois.

Il adressa un sourire à la fille et lui dit en samnorsk :

— Vous êtes en sécurité, à présent.

Provisoirement et bien regrettablement.

La tête de la jeune humaine se tourna dans la direction de Chitiratte.

Scrupilo faisait les cent pas le long de la barrière, si près de Chitiratte et de Pérégrin qu’ils s’étaient vus contraints de reculer.

— C’est inacceptable ! déclara bruyamment l’artilleur. Notre personnalité la plus importante attaquée ainsi ! Cela sent le complot fomenté par l’ennemi !

— Mais comment ? demanda Wickwrackbal en le dévisageant avec de grands yeux.

— Je l’ignore ! rétorqua Scrupilo d’une voix hystérique. Elle a besoin de protection encore plus que de soins. Il faut que Vendacious trouve un endroit où elle soit en parfaite sécurité.

Le pèlerin parut impressionné par l’argument, mais aussi quelque peu irrité. Penchant une tête vers Vendacious, il lui demanda avec un respect qui ne lui était pas coutumier :

— Qu’en pensez-vous, monsieur ?

L’attention de Vendacious n’avait jamais cessé de se porter en partie sur la jeune humaine. Il était intéressant de voir à quel point elle était incapable de cacher ce qu’elle pensait. Après avoir jeté un étrange regard à Chitiratte, elle le regarda à son tour en plissant les yeux. Vendacious avait fait le projet, depuis quelque temps, d’étudier les expressions humaines en se fondant non seulement sur Johanna mais aussi sur les documents de la Boîte. Il comprenait qu’elle soupçonnait quelque chose. Et elle avait dû saisir le sens d’une partie de ce que venait de dire Scrupilo, car son dos se raidit et elle leva faiblement la main. Heureusement pour Vendacious, le cri qu’elle avait voulu pousser ne fut qu’un souffle à peine audible, même par lui :

— Non… Pas comme Scribe…

Vendacious avait toujours cru aux vertus d’une préparation soignée. Mais il savait aussi que les meilleurs plans pouvaient avoir à être modifiés en fonction des circonstances. Il regarda Johanna en lui souriant avec bienveillance. Il serait trop risqué de la tuer comme il l’avait fait pour le fragment de Scribe, mais il voyait à présent qu’il existait d’autres solutions beaucoup moins dangereuses. Par bonheur, le Sculpteur était encore à l’autre bout du camp, handicapé par son boiteux. Il fit un signe de tête à Pérégrin et rassembla ses membres.

— Scrupilo a raison, dit-il. Je ne sais pas comment nous allons nous y prendre, mais il ne faut pas qu’une telle chose puisse se reproduire. Nous allons installer Johanna chez moi. Vous préviendrez la reine.

Tirant une couverture de l’un de ses dos, il en enveloppa l’humaine pour son dernier voyage. Seuls les yeux de l’enfant protestèrent.

Johanna ne cessait de perdre et de reprendre conscience, horrifiée par sa propre incapacité à hurler sa terreur. Elle ne réussissait qu’à pousser des petits cris étouffés. Ses bras et ses mains ne répondaient plus que par de faibles tressaillements, qui passaient inaperçus, comprimés par la couverture de Vendacious. C’est le choc, peut-être. Quelque chose comme ça. L’explication lui venait d’un coin absurdement rationnel de son esprit. Tout semblait si lointain… si noir…

Elle se réveilla dans son pavillon du Sculpteur. Quel horrible cauchemar ! Elle avait rêvé qu’elle se faisait mettre en pièces et qu’elle se retrouvait paralysée, entre les mains de Vendacious qui était un traître. Elle essaya de se redresser, mais son corps n’obéissait pas. Ces maudites couvertures m’empêchent de bouger. Elle demeura immobile durant quelques secondes, complètement désorientée par son rêve. Elle voulut appeler le Sculpteur, mais seul un gémissement sortit de ses lèvres. Une ombre bougea devant le foyer. La pièce était plongée dans la pénombre, et elle avait quelque chose d’étrange. Johanna n’était pas à sa place habituelle. Elle se sentit envahie par une lassitude perplexe tandis qu’elle essayait de s’orienter par rapport aux murs. C’était drôle. Le plafond était trop bas. Il flottait dans l’air une odeur de viande crue. Tout le côté du visage lui faisait mal, et elle avait un goût de sang sur les lèvres. Elle n’était pas dans son pavillon du Sculpteur, et ce terrible cauchemar était…

Trois têtes de Dards se profilaient sur le mur. L’une d’elles se pencha. Dans la pénombre, elle reconnut le noir et le blanc du visage. Vendacious !

— Parfait, dit-il. Je vois que vous êtes réveillée.

— Où suis-je ?

Les mots étaient à peine intelligibles entre les lèvres faibles et pâteuses. La terreur la gagna de nouveau.

— Dans la hutte de paysan abandonnée à l’extrémité est du camp. J’ai fait aménager provisoirement l’endroit en résidence de sécurité.

Il s’exprimait en un samnorsk posé et synthétique, emprunté à l’une des voix génériques de la Boîte. L’une de ses têtes avait une fine dague entre les mâchoires. Elle brillait dans l’ombre.

Johanna s’agita dans les couvertures qui la maintenaient et hurla silencieusement. Quelque chose n’allait pas chez elle. C’était comme si elle n’avait plus de souffle dans les poumons.

L’un des membres de Vendacious faisait les cent pas à l’étage de la hutte. La lumière du jour lui éclairait le museau tandis qu’il se penchait pour regarder successivement par toutes les fentes étroites entre les poutres.