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— Je suis heureux que vous ne cherchiez plus à cacher vos sentiments, dit-il. J’ai vu que vous aviez tout deviné sur ma… seconde vocation. Mais crier – même tout haut – ne vous servirait à rien. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour bavarder. La reine va sans doute venir vous faire une petite visite. Je vous tuerai avant qu’elle arrive. Quelle tristesse ! Vos blessures internes étaient plus graves qu’on ne le croyait.

Johanna n’était pas sûre de comprendre tout ce qu’il disait. Sa vision se brouillait chaque fois qu’elle remuait la tête. Même maintenant, elle était incapable de se rappeler en détail ce qui s’était passé à l’infirmerie. Elle savait que Vendacious était un traître, mais comment…

Le souvenir devint brusquement plus fort que la douleur. D’une voix audible mais encore faible et étranglée par le sang qui encombrait son arrière-gorge, elle murmura :

— Vous avez assassiné Scribe, n’est-ce pas ? Mais pourquoi ?

Un rire presque humain éclata tout autour d’elle.

— Il avait appris la vérité sur moi. Quelle ironie, n’est-ce pas ? Cet incompétent était le seul à avoir vu clair dans mon jeu. Mais… votre pourquoi avait peut-être un sens plus général ?

Les trois museaux qui l’entouraient se penchèrent un peu plus, et la lame de la dague effleura la joue de Johanna.

— Pauvre deux-pattes, je ne suis pas certain que vous puissiez jamais comprendre. Une partie, peut-être. Le besoin de pouvoir, par exemple. J’ai lu ce que disait la Boîte sur les motivations humaines. La psychologie « freudienne ». Nous autres, les Dards, nous sommes beaucoup plus compliqués que ça. Je suis presque entièrement mâle, vous le saviez ? C’est dangereux, de n’avoir qu’un seul sexe. La folie n’est pas loin. Mais c’est moi qui l’ai décidé. J’en avais assez d’être un inventeur méconnu, vivant dans l’ombre du Sculpteur. Nous sommes si nombreux à appartenir à sa descendance. Elle nous domine presque tous. Elle a été ravie d’apprendre que j’entrais dans la sécurité. Elle n’a pas la bonne configuration de membres pour cela. Elle se disait qu’avec un seul de moi femelle, je serais assez pervers pour être contrôlable.

Son membre sentinelle à l’étage reprit sa tournée dans l’autre sens. De nouveau, les autres membres émirent un rire quasi humain.

— J’ai longtemps préparé mon coup. Je n’en avais pas seulement après le Sculpteur. L’aspect dominateur de son âme est déjà répandu sur toute la côte arctique. Flenser avait presque un siècle d’avance sur moi. Acier est plus jeune, mais il dispose de tout l’empire que le Dépeceur a bâti. Et moi, je me suis rendu indispensable à tous. Je suis le chef de la sécurité du Sculpteur et l’espion le plus précieux d’Acier. Si je joue bien cette partie, je finirai par me retrouver tout seul au sommet avec la Boîte, et tous les autres auront été éliminés.

Il lui toucha de nouveau la joue avec sa lame.

— Vous croyez être en mesure de m’aider ? demanda-t-il tandis que son regard plongeait dans les yeux terrorisés de l’humaine. J’en doute fort. Si mon plan initial avait réussi, vous seriez morte à l’heure qu’il est. (Il poussa un soupir qui se répercuta dans toute la hutte.) Mais il a échoué, et me voilà contraint à vous saigner moi-même. C’est peut-être mieux ainsi, d’ailleurs. La Boîte est une mine d’informations sur tout, mais elle mentionne très peu la torture. Sous certains aspects, votre race semble si fragile, si facile à tuer. Vous mourez avant même que votre esprit ait été démembré. Pourtant, je sais que vous éprouvez la douleur et la terreur. Le plus difficile est d’employer la force sans tuer tout à fait.

Les trois membres qui l’entouraient adoptèrent des positions plus confortables, comme un humain qui s’installe en vue d’une conversation sérieuse.

— Il y a des questions auxquelles vous pourriez répondre, poursuivit-il. Des questions que je ne pouvais pas raisonnablement vous poser avant. Acier est très confiant, vous savez. Et ce n’est pas seulement parce que je travaille pour lui ici. Cette meute a d’autres avantages. Est-ce qu’il ne pourrait pas avoir sa propre boîte de données ?

Vendacious marqua un temps d’arrêt. Johanna ne répondit pas. Son silence était à la fois terrorisé et obstiné. Elle était entourée par le monstre qui avait tué Scribe.

Le museau qui tenait la lame se glissa entre la couverture et la peau nue de Johanna. Une douleur cuisante remonta son bras.

— Ah ! La Boîte disait bien que les humains étaient sensibles à cet endroit. Inutile de répondre, Johanna. Savez-vous quel est le secret d’Acier, à mon avis ? Je pense que quelqu’un de votre famille a survécu. Probablement votre petit frère, d’après ce que vous nous avez raconté du massacre.

Jefri ? Vivant ? Elle en oubliait presque la douleur et la terreur.

— Comment est-ce…

Vendacious haussa les épaules à la manière des Dards.

— Vous ne l’avez pas vu mourir. Vous pouvez être certaine qu’Acier voulait un deux-pattes en vie. Après avoir lu ce que dit la Boîte sur le « cryosommeil », je doute qu’il ait pu faire revivre les autres. Et il est certain qu’il détient quelque chose là-bas. Il demande toujours des informations livrées par la Boîte, mais il ne m’a jamais ordonné de la voler pour la lui remettre.

Johanna ferma les yeux, comme pour faire abstraction de l’existence du traître.

Jefri, vivant !

Les souvenirs surgissaient en elle. Les joies et les jeux de son petit frère, ses larmes d’enfant, son courage confiant à bord du vaisseau fugitif… toutes ces choses qu’elle croyait à jamais perdues pour elle. L’espace d’un instant, elles lui parurent plus réelles que la violence déchirante de ces cinq dernières minutes. Mais que pouvait faire Jefri pour aider les Flenséristes ? Les autres boîtes de données avaient sûrement été détruites par les flammes. Mais il y a quelque chose d’autre là-bas. Quelque chose dont Vendacious n’a toujours pas la moindre idée.

Il lui saisit le menton et lui secoua légèrement la tête.

— Ouvrez les yeux. J’ai appris à les lire, et je veux savoir… Hum, impossible de dire si vous me croyez ou non. Mais peu importe. Si nous en avons encore le temps, j’apprendrai ce qu’il aura pu faire pour Acier. Il y a d’autres questions plus cruciales. La Boîte est certainement la clé de tout. En moins d’un an, le Sculpteur, Pérégrin et moi nous avons appris énormément de choses sur votre race et votre civilisation. Je peux même dire que nous vous connaissons mieux que vous ne vous connaissez vous-mêmes. Quand toute cette violence sera finie, le vainqueur sera celui qui détiendra la Boîte. Et j’ai bien l’intention d’être celui-là. Je me suis souvent demandé s’il n’y avait pas d’autres codes d’accès, d’autres programmes que je pourrais ouvrir et qui assureraient ma sécurité de…

Le code de la baby-sitter !

Les têtes qui l’observaient élargirent leurs mâchoires en un rictus.

— Ah ! Mon intuition était donc bonne ! Peut-être que le ratage de ce matin servira à quelque chose ! Je n’aurais jamais pu apprendre…

Sa voix se perdit dans une discordance aiguë. Deux de ses membres bondirent pour rejoindre celui qui regardait déjà par les fentes de l’étage. Tout doucement, à son oreille, la voix poursuivit :

— C’est Pérégrin. Il est encore loin, mais il vient par ici. Je ne sais pas… Il vaudrait mieux pour moi que vous soyez morte. Une blessure profonde, invisible…

La dague glissa un peu plus bas. Johanna se raidit inutilement pour échapper à la pointe. Puis la lame s’écarta d’elle, et la pointe ne fit que lui effleurer la peau.

— Écoutons d’abord ce qu’il a à nous dire. Inutile de vous tuer tout de suite s’il n’insiste pas pour vous voir.