Il lui glissa un chiffon dans la bouche et la bâillonna en serrant très fort. Il y eut un long moment de silence, suivi de craquements qui venaient peut-être de quelqu’un qui marchait sur les broussailles autour de la hutte. Elle entendit alors une série de trilles à quelque distance de là. Elle n’était pas capable de reconnaître une meute aux sons qu’elle émettait, mais… Elle se concentra, essayant de décoder le langage intermeutes dont les glapissements dans l’aigu se succédaient à un rythme rapide.
Johanna
Quelque chose en forme de question
Couinement en sécurité
Vendacious répliqua avec force bruits de déglutition :
Salut à vous pèlerin Wickwrackbal
Johanna trille
Aucune blessure apparente
Regrettable encore incertain glapissement
Et le traître murmura à son oreille :
— Il va maintenant me demander si j’ai besoin de son aide médicale. S’il insiste…, notre petite conversation devra prendre fin.
Mais la seule réponse de Pérégrin consista en un chapelet de bruits compatissants.
— Ces foutus imbéciles sont assis sur leur cul devant la hutte, chuchota Vendacious, furieux.
Le silence dura un moment, puis la voix humaine de Pérégrin, celle du joker de la boîte de données, articula en pur samnorsk :
— À votre place, je ne ferais surtout pas de bêtise, mon vieux.
Vendacious émit un bruit de surprise polie… et enfonça la lame d’un centimètre entre les côtes de Johanna, telle une épine de douleur. Elle sentit la dague trembler tandis que le museau qui la tenait respirait plus rapidement contre sa peau ensanglantée.
La voix de Pérégrin s’éleva de nouveau, confiante et assurée.
— Nous savons tout. Votre sentinelle devant l’hôpital a avoué au Sculpteur le peu qu’elle savait. Vous pensiez que vos mensonges pouvaient lui échapper éternellement ? Si Johanna est morte, elle vous découpera en petites lanières. (Il fredonna un petit air sinistre emprunté à la Boîte.) Je la connais mieux que quiconque, la reine. Elle sait se montrer gracieuse, mais… D’où croyez-vous que Flenser tire sa créativité macabre ? Faites du mal à Johanna et vous vous apercevrez à vos dépens que son génie en la matière excède largement celui du Dépeceur.
La dague se retira. Un autre membre de Vendacious bondit à l’étage. Les deux qui restaient face à Johanna relâchèrent leur prise sur elle. La lame glissa le long de sa peau.
Il réfléchit ? Le Sculpteur le terrorise donc tant ?
Les quatre membres à l’étage regardaient désespérément dans toutes les directions. Vendacious devait être en train de compter les gardes et de faire des plans de dernière minute, frénétiquement. Quand il répondit finalement, ce fut également en samnorsk :
— La menace serait plus crédible si elle n’était pas faite par meute interposée.
Pérégrin émit un gloussement.
— C’est vrai. Mais nous nous sommes doutés de ce qui se serait passé si elle était venue elle-même. Vous auriez aussitôt tué Johanna, et vous auriez donné ensuite d’abondantes explications sans savoir de quoi la reine était déjà au courant. Alors que la vue d’un pauvre pèlerin s’approchant innocemment… Je connais votre opinion sur moi. Vous me jugez débile, à peine un peu plus malin que Scribe Jaqueramaphan…
Pérégrin avait trébuché sur le nom, oubliant un instant ses accents sarcastiques.
— N’importe comment, reprit-il, vous connaissez maintenant la situation. Si vous avez le moindre doute, envoyez vos gardes derrière les buissons, et vous verrez comment les meutes de la reine vous encerclent. Si Johanna meurt, vous êtes perdu. À propos, j’espère que cette conversation sert à quelque chose ?
— Elle est vivante.
Vendacious fit glisser le bâillon des lèvres de Johanna. Elle tourna la tête, hagarde, en essayant de ne pas s’étouffer. Elle sentait les larmes ruisseler sur ses joues.
— Pérégrin ! Oh, Pérégrin !
Les mots étaient à peine audibles. Elle respira très fort, en se concentrant pour retrouver sa voix. Des lumières de toutes les couleurs dansaient devant ses yeux.
— Pérégrin !
— Johanna ! Il t’a maltraitée ?
— Un peu. Je…
— Ça suffit. Elle vit, Pérégrin, mais c’est facile à rectifier.
Il ne lui avait pas remis le bâillon. Elle le vit se frotter nerveusement les têtes tandis qu’il faisait les cent pas devant les ouvertures de l’étage. Elle l’entendit émettre une série de trilles où il était question d’« impasse ».
— Exprimez-vous en samnorsk, Vendacious, lui dit Pérégrin. Je veux que Johanna comprenne. Et vous nous ferez moins d’embrouilles que dans le langage des meutes.
— Peu importe.
La voix du traître semblait indifférente, mais ses membres ne cessaient d’aller et venir nerveusement de long en large.
— La reine doit se rendre compte que nous sommes à égalité, reprit-il. Si elle tente quoi que ce soit contre moi, je tuerai Johanna. Mais elle ne peut pas se permettre de m’éliminer. Acier lui a tendu un piège dans la Montée de Margrum. Je suis le seul à savoir ce qu’il faut faire pour l’éviter.
— La belle affaire ! Je n’ai jamais été partisan de passer par là !
— Je sais, mais votre avis ne compte pas, Pérégrin. Vous n’êtes qu’une petite meute bâtarde. Le Sculpteur comprendra le danger de la situation. Les forces d’Acier ne correspondent pas du tout à ce je lui ai décrit, et il est en possession de tous les secrets que j’ai pu extraire de la Boîte.
— Mon frère est vivant, Pérégrin ! cria Johanna.
— Oh ! Vous êtes le champion des champions de la trahison, n’est-ce pas, Vendacious ? Tout ce que vous nous avez dit était mensonge, alors qu’Acier avait droit à toute la vérité sur nous. Et vous pensez qu’à cause de ça nous n’oserons pas vous tuer ?
Il y eut des rires, et Vendacious cessa de faire les cent pas.
Il se voit de nouveau en train de tenir les rênes.
— Vous avez besoin de mon entière coopération, Pérégrin. C’est vrai que j’ai un peu exagéré en ce qui concerne le nombre d’agents ennemis parmi les troupes du Sculpteur. Mais il y en a quelques-uns, et Acier doit avoir aussi les siens, dont je n’ai pas connaissance. Si vous m’arrêtez, les armées de Flenser ne tarderont pas à le savoir, et une grande partie des renseignements secrets que je détiens deviendra inutile. Vous aurez à faire face à une attaque d’envergure immédiate. Vous ne comprenez pas ? La reine a besoin de moi.
— Qu’est-ce qui nous dit que ce ne sont pas de nouveaux mensonges ?
— C’est un problème, c’est vrai. Qui n’a d’égal que celui de déterminer de quelle manière ma sécurité sera garantie lorsque j’aurai sauvé l’expédition. Mais cela dépasse votre cervelle d’avorton, assurément. Il faut que le Sculpteur et moi nous ayons une conversation privée, en un lieu où notre sécurité mutuelle sera garantie et où personne ne pourra nous voir.
Voilà le message que vous allez lui transmettre. Elle ne peut pas avoir les peaux du traître, mais elle pourra peut-être, si elle se montre coopérante, sauver les siennes.
Le silence régnait à l’extérieur, ponctué de petits cris d’animaux venant des arbres voisins. Finalement, de manière assez surprenante, Pérégrin éclata de rire.