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Trois chiots se glissèrent sous son autre bras, comme s’ils voulaient être caressés aussi. Il sentit la pression de plusieurs museaux dans son dos. Ils essayaient de faire glisser sa chemise de dessous son pantalon. Leurs efforts étaient remarquablement coordonnés, exactement comme si deux mains humaines lui sortaient sa chemise.

Mais combien sont-ils ?

Un instant, il oublia où il était. Toute prudence le quitta. Il roula sur le dos et se mit à jouer avec tous les chiots à la fois, en les taquinant de bon cœur. Des glapissements surpris s’élevèrent de tous les côtés. Deux chiots se glissèrent sous ses coudes tandis que trois autres sautaient sur lui. Des museaux lui reniflèrent le cou et les oreilles.

Jefri eut une subite intuition. Les créatures adultes qui l’avaient capturé s’étaient aperçues qu’il n’était qu’un enfant. Ignorant son âge exact, elles l’avaient placé dans l’une de leurs crèches en attendant. Papa et maman étaient probablement en train de discuter avec les responsables. Tout allait très bien se passer, après tout !

Messire Acier n’avait pas choisi son nom à la légère. L’acier était le plus moderne des métaux. On pouvait lui donner un tranchant incomparable, qui ne s’émoussait jamais. Il pouvait être chauffé jusqu’au rouge sans perdre ses propriétés. La lame de messire Acier était au service de Flenser. Il était une personne façonnée, le plus grand succès du Dépeceur.

Dans un certain sens, le façonnement des âmes n’avait rien de nouveau. La mulpathie en était une forme limitée bien que principalement réservée aux caractéristiques physiques marquantes. Même les mulpathes admettaient que les capacités mentales de la meute venaient, à des degrés variés, de ses différents membres. Il y avait presque toujours un duo ou un trio qui étaient responsables de l’éloquence, alors que l’intuition spatiale, par exemple, était le fait d’un autre. Mais pour les vertus et les vices, c’était bien plus complexe. Aucun membre particulier ne pouvait être considéré comme la principale source de courage ou de conscience d’une meute.

La contribution essentielle du Dépeceur, dans ce domaine comme dans presque tous les autres, avait été de se montrer impitoyable en se détachant de tout ce qui n’était pas véritablement important. Il expérimentait sans fin, ne retenant que les résultats de ses plus grandes réussites. Il s’appuyait sur la discipline, le refus et la mort partielle autant que sur la sélection habile de ses membres. Il avait déjà soixante-dix ans d’expérience lorsqu’il avait créé Acier.

Avant de pouvoir prendre son nom, Acier avait connu des minées de refus, durant lesquelles il s’était occupé à déterminer quelles parties de lui-même devaient s’associer pour produire l’être désiré. La chose eût été impossible sans l’autorité du Dépeceur. (Pour prendre un exemple, si l’on expulsait une partie de soi contenant un fort élément de ténacité, où trouver la volonté de poursuivre le flensérisme ?) Pour une âme en plein processus de création, cela équivalait au chaos, un patchwork d’épouvante et d’amnésie. En deux ans, il avait connu plus de changements que la plupart des gens en deux siècles. Et tout cela avait une direction. Le tournant crucial se situait au moment où le Dépeceur et lui avaient identifié le trio qui le tirait vers le bas à la fois par la conscience et par la lourdeur intellectuelle. L’un des trois recoupait les deux autres. En le réduisant au silence et en le remplaçant par un élément adéquat, le tour avait été joué. La naissance d’Acier avait suivi.

Lorsque Flenser était parti convertir la République des Longs Lacs, il s’était fait, tout naturellement, remplacer ici par la plus brillante de ses créations. Cinq années durant, Acier avait régné sur le cœur du territoire de Flenser. Pendant cette période, il avait non seulement conservé ce que le Dépeceur avait construit, mais il l’avait étendu bien au-delà de ses prudents débuts.

Aujourd’hui, cependant, le temps d’un seul passage du soleil au-dessus de l’île Cachée, il risquait de tout perdre à la fois.

Messire Acier pénétra dans la grande salle de réunion et regarda autour de lui. Des rafraîchissements étaient disposés partout comme il l’avait demandé. Le soleil pénétrait par une ouverture du plafond juste à l’endroit qu’il avait désigné. Une partie de Shreck, son assistant, se tenait à l’autre bout de la salle.

— Je le recevrai seul, lui dit-il.

Il avait évité de dire « Flenser » ou « Le Dépeceur ». Le jaqueblanche se retira tandis que ses membres invisibles ouvraient les portes du fond.

Un quinto – trois mâles et deux femelles – franchit le seuil dans un éclaboussement de lumière. Il n’y avait rien de remarquable dans son aspect physique, mais Flenser n’avait jamais été réputé pour sa prestance.

Deux têtes se dressèrent pour faire de l’ombre aux yeux des autres. La meute regarda partout dans la salle, puis finit par localiser messire Acier à une vingtaine de mètres de là.

— Ah ! Vous voilà. Acier.

La voix avait la douceur d’un scalpel qui joue avec les poils ras de votre cou.

Acier s’était incliné à l’entrée de son visiteur. Mais cette voix lui contracta les boyaux, et ses ventres, machinalement, touchèrent le sol. C’était bien sa voix ! Il y avait au moins un fragment du Flenser original dans la meute qui se trouvait devant lui. Les épaulettes d’or et d’argent, comme la bannière personnelle, pouvaient être truquées par n’importe qui possédant suffisamment d’aplomb suicidaire. Mais Acier reconnaissait aussi sa manière, et il n’était pas surpris que son apparition, ce matin, eût détruit totalement la discipline sur le continent.

Les têtes de la meute éclairées par le soleil étaient sans expression. Peut-être les autres souriaient-elles dans l’ombre tandis qu’il demandait :

— Où est passé tout le monde, Acier ? Ce qui est arrivé aujourd’hui constitue peut-être la plus belle occasion de notre histoire.

Acier releva ses ventres et se dressa devant la rampe.

— Il y a d’abord certaines questions à régler entre nous, monsieur. Je constate que vous avez en vous une grande part de Flenser, mais…

L’autre était maintenant en train de sourire pour de bon. Les têtes dans l’ombre s’agitaient.

— Je savais que ma plus belle création se poserait cette question, dit-il. Ce matin, j’ai fait comme si j’étais le véritable Flenser, agrémenté d’un ou deux remplaçants. Mais la vérité est plus… dure. Vous êtes au courant de ce qui s’est passé avec la République.

C’était le plus grand pari de Flenser. Dépecer un État entier. Des millions d’êtres y trouveraient la mort, mais il y aurait, en fin de compte, plus de refaçonnage que de morts. Ce serait la naissance du premier collectif en dehors des tropiques. Et l’État flensériste ne serait pas un agglomérat sans âme cherchant péniblement sa nourriture dans quelque jungle perdue. Ses dirigeants seraient aussi brillants et impitoyables que ceux de n’importe quelle meute de l’histoire. Et aucune force au monde ne pourrait lui résister.