— La Gale se fiche pas mal d’essuyer des pertes, pourvu qu’elle arrive à ses fins.
Svensndot haussa les épaules.
— Écoutez, nous ferons de notre mieux. Les premiers contacts auront lieu dans cent cinquante secondes. S’ils n’ont pas d’arme secrète, nous devrions l’emporter facilement. (Il jeta un regard suspicieux à son interlocuteur.) Mais c’est peut-être là qu’ils nous attendent. C’est ce que vous voulez dire ? Est-ce qu’elle pourrait…
Les nouvelles de l’expansion de la Gale au Faîte de l’En delà étaient toujours en train d’arriver. Sans aucun doute, il s’agissait d’une intelligence transhumaine. Un homme désarmé pouvait être aux prises avec une meute de loups à la supériorité physique écrasante mais s’en sortir quand même. La Gale était-elle dans cette situation ?
Pham Nuwen secoua vigoureusement la tête.
— Non, non, non ! La tactique de la Gale dans ces régions sera probablement inférieure à la vôtre. Elle n’a l’avantage que dans les régions supérieures, où elle peut contrôler ses esclaves comme les doigts d’une main. Ici, ses créatures ressemblent à des waldos mal synchronisés. (Nuwen fronça les sourcils en regardant quelque chose qui se trouvait hors du champ.) Non, ce que nous avons le plus à craindre, c’est son intelligence stratégique. (Sa voix acquit soudain un détachement encore plus inquiétant que son impatience première. Ce n’était pas le calme assuré de quelqu’un qui fait face à un danger, c’était plutôt celui d’un dément égaré.) Plus que cent secondes avant le contact. Nous avons une chance, colonel, si vous concentrez vos forces aux bons endroits.
Ravna apparut, flottant dans le champ à partir du haut de l’image. Elle posa une main sur l’épaule du rouquin. Le brisedieu, comme elle l’appelait. Leur arme secrète dans cette bataille. Le message d’une Puissance avant sa mort. Trésor ou supercherie, qui pouvait savoir ?
Merde. Si les autres ressemblent à des waldos mal synchronisés, à quoi est-ce que nous ressemblons, nous, en suivant ce Pham Nuwen ?
Il fit cependant signe à Tirolle de marquer les cibles indiquées par Nuwen. Quatre-vingt-dix secondes. Le moment de décision. Montrant les marques rouges éparpillées par Tirolle au sein de la flotte ennemie, Kjet demanda :
— Elles ont quelque chose de spécial, ces cibles, Tirolle ?
Le Dirokime sifflota quelques secondes. Les corrélations mirent un temps infini à apparaître dans les fenêtres de son pupitre.
— Les vaisseaux qu’il signale ne sont ni les plus gros ni les plus rapides. Il va falloir un peu plus de temps pour se positionner sur eux. (Des vaisseaux de commandement, peut-être ?) Mais il y a autre chose. Certains d’entre eux atteignent des vitesses réelles considérables. Ce ne sont pas des images résiduelles.
Des vaisseaux équipés de propulseurs rams ? Des destructeurs de planètes ?
— Hum…
Il ne fallut à Svensndot qu’une seule seconde de plus pour faire une estimation de la situation. Dans trente secondes, le vaisseau de Jo Haugen, le Lynsnar, allait établir le contact, mais pas avec l’une des cibles indiquées par Nuwen.
— Passe sur comm, Glimfrelle. Dis au Lynsnar de refuser le combat. Qu’il recible. Qu’ils reciblent tous.
Les lumières représentant la flotte d’Aniara glissèrent lentement autour du noyau de la flotte de la Gale, à la recherche de leurs nouvelles cibles. Vingt minutes passèrent, non sans nouvelles discussions avec les autres commandants. La Sécurité Commerciale n’était pas structurée pour le combat. Ce qui avait fait un succès de l’appel de Kjet Svensndot était aussi la cause de multiples questions et contre-suggestions. Sans compter les menaces qui leur parvenaient continuellement sur le canal de l’exploitante Limmende. Mort aux mutins, mort à tous ceux qui trahissaient la compagnie. Le code de cryptage était bon, mais le ton était totalement étranger à celui de la pacifique et commerciale Giske Limmende. Tout le monde pouvait voir au moins que la désobéissance avait été une bonne décision.
Johanna Haugen fut la première à entrer en phase avec les nouvelles cibles. Glimfrelle ouvrit sa fenêtre principale sur le flux de données du Lynsnar. La vue, presque naturelle, montrait un ciel nocturne d’étoiles en mouvement. La cible était à moins de trente millions de kilomètres du Lynsnar, mais désynchronisée d’une milliseconde. Haugen arrivait juste avant ou juste après le saut accompli par l’autre.
— Les drones sont lâchés, fit la voix de Haugen.
Ils avaient maintenant une vue parfaite sur le Lynsnar, à quelques mètres à peine de distance, à partir d’une caméra qui se trouvait à bord de l’un des drones. Mais le vaisseau était à peine visible. Sa masse sombre occultait les étoiles. Il ressemblait à un poisson énorme au fond d’un océan infini. Un poisson en train de lâcher son frai. Puis l’image se brouilla. Le Lynsnar disparut et reparut à mesure que le drone perdait et retrouvait sa synchronisation. Un nuage de lumières bleues sortit d’une soute du vaisseau. Des drones de combat. Le nuage resta à proximité du Lynsnar pour se calibrer et s’orienter sur l’ennemi.
La lumière s’affaiblit autour du Lynsnar tandis que les drones se désynchronisaient partiellement dans l’espace et dans le temps. Tirolle ouvrit une fenêtre sur une sphère de cent millions de kilomètres centrée sur le Lynsnar. Le vaisseau cible était un point rouge qui clignotait autour de la sphère comme un insecte affolé. Le Lynsnar traquait sa proie à huit mille fois la vitesse de la lumière. Il arrivait que la cible disparaisse une seconde, toute synchronisation momentanément perdue. D’autres fois, le Lynsnar et sa cible se confondaient, les deux vaisseaux passant ensemble un dixième de seconde à moins d’un million de kilomètres de distance. La seule chose qui ne pouvait être affichée avec exactitude était la position des drones. Leur essaim se diffusait en une myriade de trajectoires tandis que leurs capteurs étaient à la recherche d’un signe de présence du vaisseau ennemi.
— Et la cible ? Est-ce qu’elle a lâché un essaim ? Te faut-il des renforts ? demanda Svensndot.
Tirolle haussa les épaules à la manière dirokime. Le spectacle qu’ils avaient sous les yeux se déroulait à trois années-lumière de là. Il était impossible de savoir. Mais ce fut Jo Haugen qui répondit :
— Je ne pense pas que mon zéro ait essaimé. Je n’ai perdu que cinq drones. Normal, pour un ratage à cette distance. On verra bien…
Elle s’interrompit, mais la trace du Lynsnar et son signal demeurèrent forts. Kjet regarda les autres fenêtres. Cinq unités d’Aniara étaient déjà engagées et trois avaient déployé leurs essaims. Nuwen continuait d’observer silencieusement les opérations à bord du HdB. Le brisedieu avait eu ce qu’il voulait. Kjet et les siens ne pouvaient plus reculer.
Les nouvelles, bonnes et mauvaises, affluèrent en bloc.
— Je l’ai eu ! s’exclama Jo Haugen.
Le point rouge dans l’essaim du Lynsnar avait disparu. Il était passé à quelques milliers de kilomètres de l’un des drones. Dans la milliseconde nécessaire au calcul d’un nouveau saut, le drone avait découvert sa présence et explosé. Cela n’aurait pas été fatal à la cible si elle avait accompli son saut avant d’être touchée par le front de l’explosion. Elle avait plusieurs fois échappé à la destruction au cours des secondes précédentes. Cette fois-ci, cependant, le saut ne se concrétisa pas à temps. Une mini-étoile se forma, dont la lumière mettrait des années à atteindre le reste du volume de bataille.