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Pham ne répondit pas. Il se contentait de regarder les fenêtres comme s’il y avait quelque chose d’anormal dans ce qu’il voyait. Il semblait y avoir quelque chose de cassé en lui depuis le combat avec la Gale. Il avait été si sûr de son brisedieu, et si décontenancé par le résultat. Par la suite, il s’était rétracté encore plus dans sa coquille. À présent, il semblait penser que, s’ils agissaient suffisamment vite, les forces survivantes de l’ennemi ne pourraient plus leur faire de mal. Plus que jamais, il se montrait soupçonneux envers Coquille Bleue et Tige Verte, comme s’ils représentaient une plus grande menace encore que les vaisseaux qui les poursuivaient.

— Merde ! lança-t-il finalement. Regardez la vitesse relative !

Soixante-dix kilomètres à la seconde. L’alignement des positions n’était pas un problème, mais…

— L’alignement des vitesses va nous prendre beaucoup de temps, cher monsieur Pham.

Ce dernier fixa sur Coquille Bleue un regard perçant.

— Nous en avons discuté il y a quinze jours avec ceux de là-bas, vous vous souvenez ? C’est vous qui avez calculé la poussée.

— Vous avez vérifié mes calculs, cher monsieur Pham. Ce doit être une nouvelle erreur du système de navigation. Mais je ne m’attendais pas à un résultat faux pour une simple histoire de balistique.

Un signe inversé, soixante-dix kilomètres par seconde de vitesse d’approche au lieu de zéro. Coquille Bleue se laissa flotter vers le pupitre auxiliaire.

— Peut-être, déclara Pham. Mais pour le moment, je vous prie de quitter le poste, Coquille Bleue.

— Mais je peux vous aider ! Il faudrait contacter Jefri et réaligner la vitesse pour…

— Sortez d’ici, Coquille Bleue ! Je n’ai plus le temps de vous surveiller !

Pham s’élança dans l’espace qui les séparait, mais fut arrêté par Ravna avant qu’il n’arrive sur le Cavalier.

— Laisse tomber, Pham. Il va s’en aller.

Elle passa la main sur une touffe d’appendices qui vibraient dans tous les sens. Au bout de quelques instants, les appendices retombèrent.

— Je m’en vais, je m’en vais, fit Coquille Bleue.

Ravna laissa la main sur lui pour le rassurer, en prenant soin de rester entre Pham et le Cavalier. Il fit une sortie penaude. Quand il eut quitté le poste, elle se tourna vers Pham pour demander :

— Tu es sûr que ça ne peut pas être une erreur du système nav, Pham ?

Il ne sembla pas avoir entendu la question. Dès l’instant où la trappe s’était refermée, il était retourné s’asseoir devant le pupitre de commande. D’après les dernières estimations du HdB, la Gale arriverait dans moins de cinquante-trois heures. Ils allaient maintenant devoir perdre du temps à refaire un alignement de vitesses qui était censé avoir été réglé trois semaines plus tôt.

— Quelque chose ou quelqu’un nous a entubés, grommela-t-il en finissant la séquence de contrôle. C’était peut-être une défaillance du système, mais tu peux me croire, notre prochaine foutue phase propulsée va être tout ce qu’il y a de plus manuelle.

Des sirènes d’alerte à l’accélération retentirent dans toute la partie centrale du vaisseau. Pham consultait l’une après l’autre les fenêtres des moniteurs à la recherche d’objets non animés assez volumineux pour être dangereux.

— Sangle-toi aussi, dit-il à Ravna.

Il tendit la main pour activer la commande prioritaire qui permettait d’interrompre la temporisation de cinq minutes. Ravna déploya la selle d’impesanteur d’un siège et se harnacha. Pham lança un message sur le circuit général pour prévenir les autres de l’interruption de temporisation. Puis les propulseurs entrèrent en action, et Ravna se sentit repoussée doucement au cœur du berceau. Quatre dixièmes de g. Tout ce que le pauvre HdB pouvait encore encaisser.

Lorsque Pham disait « manuel », il voulait bien dire « manuel ». La fenêtre était centrée au millimètre. La vue ne se déplaçait plus au gré du pilote, et il n’y avait plus aucune légende ni aucun schéma explicatif. La plupart du temps, ils ne voyaient, en image réelle, que ce qu’il y avait devant, dans l’axe du HdB. Les fenêtres périphériques étaient couplées, en géométrie fixe, à la principale. Le regard de Pham allait de l’une à l’autre tandis que ses doigts pianotaient sur le pupitre de commande. Dans la mesure du possible, il naviguait en fonction de ses propres perceptions et ne faisait confiance à rien d’autre.

Il avait cependant toujours recours à l’ultrapoussée. Ils se trouvaient à vingt millions de kilomètres de leur objectif, à peine un saut de puce submicroscopique. Pham Nuwen jonglait avec les paramètres de propulsion pour essayer de raccourcir l’intervalle normal du saut de précision. Toutes les cinq ou six secondes, la lumière du soleil se déplaçait d’une tranche, touchant d’abord l’épaule gauche de Ravna puis la droite. Cela rendait le rétablissement des communications avec Jefri presque impossible.

Soudain, la fenêtre sous leurs pieds fut remplie par une planète énorme et gibbeuse, à dominante bleue avec des traînées blanches tourbillonnantes. Le monde des Dards était, comme l’avait laissé entendre Jefri Olsndot, une planète de type terrestre normal. Après les longs mois qu’ils avaient passés dans l’espace et après la perte de Sjandra Kei, ce spectacle impressionna Ravna au point de lui coupelle souffle. La surface de la planète était principalement constituée d’océans, mais il y avait, près du terminateur, des traces plus foncées de terres émergées. Une toute petite lune était visible derrière le limbe.

Pham déglutit.

— Nous ne sommes plus qu’à dix mille kilomètres. C’est parfait, mais nous approchons toujours à soixante-dix kilomètres par seconde.

La surface montait sur eux à vue d’œil. Pham la contempla quelques secondes avant d’ajouter :

— Ne t’inquiète pas, nous allons la rater. Nous entrerons dans l’atmosphère dans le limbe nord.

Le globe grossissait sous eux, éclipsant maintenant la lune. Ravna avait toujours adoré le moment où elle voyait apparaître Herte, dans le système de Sjandra Kei, mais ce monde avait des océans plus petits et les Voies Dirokimes le quadrillaient en plusieurs endroits. La planète des Dards était aussi belle que le Relais, et semblait tout aussi vierge. La petite calotte polaire était au soleil, et elle distinguait la ligne côtière qui descendait vers le sud où était le terminateur.

Voilà la côte du Nord-Ouest. C’est là que se trouve Jefri !

Elle se glissa devant le clavier pour demander au vaisseau d’établir à la fois une communication dans l’ultrabande et une liaison radio.

— Contact ultrabande, dit-elle au bout d’une seconde.

— Qu’est-ce que ça donne ?

— C’est brouillé. Sans doute une impulsion automatique.

L’accusé de réception du signal du HdB, le maximum possible depuis le début de la vague. Jefri était logé, ces derniers jours, très près du vaisseau ; quelquefois, elle avait la réponse presque immédiatement, même pendant sa période de nuit. Quelle joie si elle pouvait lui parler, même en sachant que…

Le monde des Dards remplissait à présent la moitié de la fenêtre. Son limbe formait un horizon à peine incurvé. Toutes les couleurs du ciel étaient devant eux et se noyaient dans le noir de l’espace. La calotte polaire et la banquise ressortaient en détail sur le bleu de la mer. Les ombres des nuages se déplaçaient lentement. Elle suivit la ligne côtière en direction du sud. Les péninsules et les îles étaient si serrées qu’elle avait du mal à les distinguer les unes des autres. Les montagnes étaient noires et les glaciers avaient des rayures sombres. Les vallées étaient vert et brun. Elle essaya de se souvenir des détails géographiques donnés par Jefri. L’île Cachée ? Mais il y avait tellement d’îles !