— J’ai un contact à la surface de la planète, annonça la voix du vaisseau tandis qu’une flèche clignotante se formait sur l’écran, indiquant un point situé à une courte distance de la côte. Voulez-vous le signal audio en temps réel ?
— Oui, oui ! fit Ravna.
N’obtenant pas de réponse immédiate, elle tapa impatiemment sur le clavier.
— Hé, Ravna ! Ho, Ravna !
La voix du petit garçon résonna, excitée, dans tout le poste. Elle était exactement telle que Ravna l’avait imaginée.
Elle tapa une demande de liaison à deux voies. Bien qu’ils fussent en train de frôler la planète à soixante-dix kilomètres à la seconde, il y avait maintenant moins de cinq mille kilomètres entre Jefri et eux. C’était assez près pour une conversation radio.
— Salut, Jefri, dit-elle. Nous sommes enfin arrivés, mais nous allons avoir besoin…
Nous allons avoir besoin de toute la coopération que tes amis à quatre pattes pourront nous donner. Comment expliquer cela avec un maximum de rapidité et d’efficacité ?
Mais le jeune garçon à la surface avait déjà son propre programme.
— … avons besoin d’aide de toute urgence, Ravna ! Le Sculpteur est en train d’attaquer !
Il y eut un grand choc, comme si le transmetteur était tombé par terre. Une autre voix parla, aiguë et bizarrement inarticulée.
— Ici Acier, Ravna. Jefri a dit la vérité. Le Sculpteur…
La voix presque humaine se perdit dans des bruits de déglutition et des sifflements confus. Au bout d’un moment, la voix de Jefri reprit :
— Une embuscade ! C’est une embuscade !
— Oui… Le Sculpteur nous a tendu une vaste embuscade. Nous sommes encerclés. Nous n’avons plus que quelques heures à vivre si vous ne nous aidez pas.
Le Sculpteur n’avait jamais désiré embrasser le métier des armes. Mais on ne règne pas cinq cents ans sans développer un certain nombre d’aptitudes, et elle avait appris à faire la guerre. Par contre, elle avait temporairement désappris, depuis quelques jours, un certain nombre de principes, tels que celui qui consistait à faire confiance à son état-major. Il y avait eu, effectivement, une grande embuscade dans la Montée de Margrum, mais ce n’était pas celle que messire Acier avait prévue.
Elle regarda Vendacious par-dessus les tentes qui les séparaient. La meute était à demi cachée par les pare-bruit, mais elle voyait qu’il avait perdu une partie de sa belle assurance. Le traitement qu’on lui faisait subir avait de quoi démonter n’importe qui. Vendacious savait que sa survie dépendait uniquement du fait qu’elle tiendrait ou non la promesse qu’elle lui avait faite. Et pourtant, elle trouvait insupportable l’idée qu’il pût survivre après avoir tué et trahi tant de monde. Elle s’aperçut que deux de ses membres vibraient littéralement de rage, les babines retroussées sur leurs crocs serrés. Ses chiots se faisaient tout petits comme si une menace invisible pesait sur eux. L’espace couvert de tentes sentait la sueur et exhalait les bruits mentaux d’une trop grande concentration de personnes dans un trop petit espace. Elle dut faire un effort de volonté exceptionnel pour se calmer. Elle lécha les chiots et se concentra durant quelques instants sur des pensées apaisantes.
Oui, elle tiendrait sa promesse. Et le résultat en vaudrait peut-être la peine. Vendacious n’avait à offrir que des spéculations sur les secrets les plus intimes d’Acier, mais il en avait appris bien plus que l’autre camp ne pouvait s’en douter sur sa situation tactique. Il savait exactement où les Flenséristes se cachaient et quel était leur nombre. L’entourage d’Acier se reposait un peu trop sur ses supercanons et sur son traître clandestin. Lorsque les troupes du Sculpteur avaient fondu sur leurs positions par surprise, elles avaient aisément remporté la victoire. À présent, la reine possédait quelques-uns de ces merveilleux canons.
Derrière les collines, ces canons tiraient encore, puisant dans les stocks de munitions que les artilleurs capturés avaient révélés. Les traîtrises de Vendacious avaient coûté cher à la reine, mais sa collaboration en tant que prisonnier allait peut-être lui apporter la victoire.
— Majesté !
C’était Scrupilo. Elle lui fit signe d’avancer. L’artilleur en chef, sortant de la lumière éblouissante du soleil, vint s’asseoir sans cérémonie à moins de dix mètres d’elle. En campagne, tout décorum était oublié.
Le bruit mental de Scrupilo était un fouillis d’anxiété. Il semblait à la fois épuisé, excité et découragé.
— Nous pouvons avancer en toute sécurité jusqu’au château, Majesté, dit-il. Le feu ennemi est devenu sporadique. Une partie des murailles du château se sont écroulées. Nous assistons à la fin de l’époque des châteaux forts, ma reine. Même avec nos piteux canons, nous aurions obtenu le même résultat.
Elle hocha plusieurs têtes en signe d’approbation. Scrupilo passait le plus clair de son temps à étudier la Boîte afin de fabriquer des choses, des canons en particulier. Elle passait, de son côté, de nombreuses heures à étudier les effets de ces inventions. Elle en savait plus que quiconque, Johanna incluse, sur les effets sociaux des armes, des plus primitives aux plus étranges, si étranges qu’elles ne ressemblaient même plus à des armes. Des millions de fois, la technologie de type château fort s’était écroulée devant des armes telles que les canons. Pourquoi les choses se seraient-elles passées différemment sur son monde ?
— Nous allons faire mouvement, dans ce cas…
De derrière l’ombre de la tente, un sifflement léger se fit entendre, un bruit étrange qui ne ressemblait à aucun autre et qui s’amplifiait d’instant en instant. Instinctivement, elle serra ses chiots contre elle et se figea. Vingt mètres plus loin, Vendacious rentra les épaules, apeuré. Mais lorsqu’elle survint, l’explosion attendue ne fut qu’un choc sourd et lointain, au-dessus d’eux sur la colline. Si ça se trouve, c’était un des nôtres.
— Nous devons profiter de ces destructions, dit-elle. Je veux qu’Acier apprenne que les tortures et le chantage ne paient pas.
Nous lui prendrons le vaisseau et l’enfant.
La question était d’arriver vivant jusque-là. Elle espérait que Johanna ne serait jamais au courant des risques et des menaces qu’elle allait attirer sur eux dans les prochaines heures.
— Oui, Majesté.
Mais Scrupilo ne faisait pas mine de s’en aller. Soudain, il semblait plus accablé que jamais.
— Majesté, je crains que…
— Quoi donc ? Nous avons le vent pour nous. Il faut en profiter.
— Bien sûr. Majesté. Mais si nous avançons, nous serons guettés par de sérieux dangers sur nos flancs et nos arrières. Il y a les éclaireurs avancés de l’ennemi, et les incendies.
Scrupilo n’avait pas tort. Les Flenséristes qui opéraient à l’arrière de leurs lignes étaient redoutables. Il n’y en avait pas beaucoup. Les troupes ennemies de la Montée de Margrum avaient été décimées ou dispersées. Ceux qui harcelaient leurs flancs n’étaient armés que d’arbalètes et de haches ordinaires. Mais ils bénéficiaient d’une coordination extraordinaire, et leur tactique était brillante. Elle voyait là les crocs et les dards de Flenser en personne. D’une manière ou d’une autre, son enfant maléfique survivait. Telle une peste d’antan, il faisait planer son ombre sur le monde. Avec le temps, ces meutes pouvaient mener contre elle une guérilla d’usure qui compromettrait gravement ses forces. Avec le temps… Deux de ses membres se levèrent et regardèrent Scrupilo dans les yeux pour bien souligner ce qu’elle disait.