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— Raison de plus pour faire mouvement sans plus attendre, mon ami. C’est nous qui sommes loin de chez nous, avec des effectifs et des approvisionnements limités. Si nous ne remportons pas rapidement cette bataille, nous allons nous faire découper en petits morceaux.

Dépecer.

Scrupilo se leva, hochant la tête en signe de soumission.

— C’est ce que dit également Pérégrin, reconnut-il. Et Johanna meurt d’impatience à l’idée qu’elle pourrait bientôt faire irruption dans les salles du château. Mais il y a autre chose, Majesté. J’admets que nous ayons intérêt à nous engouffrer dans la brèche le plus vite possible. Cependant, j’ai travaillé dix dijours avec la Boîte, en me servant de toutes les indications que je pouvais comprendre pour fabriquer nos canons, alors que ceux dont nous nous sommes emparés à Margrum sont quatre fois plus légers et trois fois plus puissants. Comment ont-ils fait ?

Il y avait des accents d’humiliation et de rage dans sa voix. Tournant un museau en direction de Vendacious, il ajouta :

— Le traître dit que c’est parce qu’ils ont le frère de Johanna, mais elle affirme qu’ils n’ont pas de Boîte. Majesté, il ne fait aucun doute qu’Acier possède un avantage dont nous n’avons pas encore connaissance.

Même les exécutions ne servaient à rien. Jour après jour, Acier sentait augmenter sa rage. Seul sur le chemin de ronde au sommet des remparts, il faisait les cent pas en se croisant, à peine conscient de quoi que ce soit, hormis sa colère profonde. Il n’avait pas connu de pareils élans de fureur depuis l’époque où il s’était trouvé sous les couteaux de Flenser. Retrouve ton sang-froid avant qu’il ne te dépèce encore plus, semblait lui dire la voix intérieure de quelque Acier de ces anciens temps.

Il s’accrocha à cette pensée pour reprendre ses esprits. Il regarda la bave sanglante qui coulait de l’une de ses mâchoires, accompagnée d’un goût de cendres. Trois de ses épaules portaient des marques de crocs. Il s’était déchiré lui-même, habitude dont Flenser l’avait en principe guéri depuis longtemps.

Tourne ton agressivité vers l’extérieur, jamais vers l’intérieur.

Il lécha machinalement ses plaies et se dirigea vers le parapet.

À l’horizon, une brume gris foncé obscurcissait la mer et les îles. Ces derniers jours, les vents d’été avaient apporté leur souffle brûlant au goût de fumée. Aujourd’hui, ils étaient véritablement du feu, sifflant contre les murs du château, chargés de cendres et de vapeurs noires. Durant toute la dernière journée sans nuit, l’extrémité la plus éloignée de la Gorge Amère avait été enveloppée d’un rideau de flammes qui bouchait l’horizon. Aujourd’hui, les versants des collines étaient redevenus visibles. Ils étaient noircis et fumants. Le vent emportait la fumée vers la mer. Au cœur de l’été, il y avait souvent des incendies de forêt ou de broussailles, mais cette année dépassait toutes les autres, comme si la nature s’était transformée en une meute de guerre. Il y avait des flammes partout. C’étaient ces maudits canons qui déclenchaient les incendies. Et cette année, il ne pouvait même pas se retirer dans l’île Cachée, laissant ceux du continent souffrir de la canicule.

Il décida d’ignorer les brûlures de ses épaules et d’arpenter le chemin de ronde avec un esprit plus serein, plus analytique, si possible, pour changer. Ce Vendacious avait encore retourné sa veste. C’était un double traître. Acier s’attendait à ce qu’il soit découvert un jour ou l’autre. Il avait d’autres espions qui auraient dû l’informer de la chose, mais tel n’avait pas été le cas. Acier ne s’était aperçu de la trahison qu’en apprenant la catastrophe de la Montée de Margrum. Ce coup de couteau dans le dos avait bouleversé ses plans. Le Sculpteur allait bientôt arriver ici, mais pas en tant que victime.

Qui aurait cru qu’il devrait vraiment compter sur les créatures des étoiles pour le protéger du Sculpteur ? Il avait fait tout ce qu’il avait pu pour se débarrasser de l’ennemi du Sud avant l’arrivée de Ravna. Aujourd’hui, il avait besoin de cette aide tombée du ciel, mais il fallait encore attendre cinq heures. À cette pensée, il faillit succomber à un nouvel accès de rage. Si près du but, tout le dressage d’Amdijefri allait-il se révéler inutile ? Lorsque tout sera fini, quel plaisir je vais éprouver à tuer ces deux-là ! Plus que n’importe qui d’autre, ils méritaient la mort. Ils l’avaient tellement poussé à bout ! Sans relâche, ils l’avaient forcé à avoir avec eux un comportement bienveillant, comme si c’étaient eux qui lui donnaient des ordres ! Par-dessus tout, ils l’avaient bombardé de plus d’insolences que mille sujets normaux.

De la cour du château montaient les bruits de plusieurs meutes au travail. Les treuils grinçaient, les lourdes pierres gémissaient sous la poussée des équipes qui les mettaient en place. Le noyau professionnel de l’empire du Dépeceur survivait. Encore quelques heures et les brèches des murs seraient réparées. De nouveaux canons allaient être amenés du nord. Et le grand plan peut encore réussir. Tant que je suis entier, peu importe les pertes par ailleurs, cela peut très bien réussir.

Presque couvert par le tintamarre, il entendit un cliquetis de griffes sur les marches intérieures. Il se figea, tendant tous ses cous vers le bruit. Shreck ? Mais il se serait annoncé d’abord. Puis il se détendit. Il n’y avait qu’un seul membre qui montait. Un mono.

Le membre de Flenser s’écarta des marches et s’inclina devant Acier. Le geste était grotesque sans les autres membres pour le compléter. Le manteau-radio du mono luisait, noir et distinct. L’armée avait peur de ces manteaux. Les monos et les duos qui les portaient semblaient plus intelligents que les meilleures des meutes. Même les lieutenants d’Acier, y compris Shreck, qui connaissaient la nature exacte des manteaux noirs, étaient craintifs et prudents en leur présence. Plus que tout, Acier avait besoin, en ce moment, du Fragment de Flenser. Plus que tout, à l’exception, bien sûr, de la crédulité des créatures des étoiles.

— Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-il.

— Vous permettez que je m’assoie ?

Y avait-il le sourire sardonique de Flenser derrière cette demande ?

— Permission accordée, fit-il sèchement.

Le mono se laissa tomber sur la pierre nue. Acier le vit grimacer. Ce Fragment parcourait le Domaine depuis près de vingt jours maintenant. Excepté quelques brefs répits, il avait gardé son manteau pendant tout ce temps. Torture en noir et or. Acier l’avait vu sans le manteau, pendant qu’on lui donnait un bain. Son poil était pelé à vif aux jointures des épaules et des hanches, là où le poids de la radio était le plus fort. Des plaies s’étaient ouvertes au centre des plaques pelées. Seul et sans son manteau, le mono avait gémi de douleur. Acier adorait assister à ces séances, même si le mono n’était pas très verbal. C’était presque comme si lui, Acier, jouait maintenant le rôle de Celui qui Enseigne avec un Couteau, avec le Dépeceur pour élève.

Le mono ne prononça pas une parole durant quelques instants. Acier entendait ses halètements mal dissimulés.

— Le dernier jour sans nuit s’est déroulé sans dommages, Monseigneur.

— Pas ici ! Nous avons perdu presque tous nos canons. Nous sommes pris au piège à l’intérieur de ces murs. Et les gens des étoiles vont peut-être arriver trop tard.

— Je voulais parler de ce qui s’est passé là-bas, fit le mono en montrant du nez les espaces libres au-delà du rempart. Vos éclaireurs sont bien entraînés, Monseigneur, et leurs officiers sont rusés. En ce moment, je suis déployé sur les arrières et les flancs du Sculpteur. (Le mono fit un geste partiel de dérision.) Les arrières et les flancs… C’est drôle, pour moi l’armée entière du Sculpteur constitue une seule meute. Nos fantassins de première ligne sont les dards de mes propres pattes. Nous sommes en train de harceler durement la reine, Monseigneur. J’ai mis le feu à la Gorge Amère. Je suis le seul à avoir vu exactement où il allait se propager et ce qu’il allait détruire. Dans quatre jours sans nuit, il ne restera plus rien des approvisionnements de la reine. Elle sera à notre merci.