— Trop tard, si nous devons mourir cet après-midi.
— Oui.
Le mono pencha la tête pour regarder Acier. Il se moque de moi. Comme ces autres fois, sous le couteau de Flenser, où un problème était posé et où la mort était le châtiment si la solution n’était pas trouvée immédiatement.
— Mais Ravna et compagnie devraient être ici dans cinq heures, n’est-ce pas ?
Acier hocha la tête.
— Je peux vous garantir, reprit le Fragment, qu’elle aura plusieurs heures d’avance sur l’assaut principal du Sculpteur. Vous avez toute la confiance d’Amdijefri. Il me semble qu’il vous suffit d’avancer et d’écourter votre programme précédent. Si Ravna est assez pressée…
— Les gens des étoiles ont le couteau sous la gorge, je le sais. (Ravna avait beau essayer de cacher ses motivations précises, il était clair que quelque chose la tourmentait.) Si, de votre côté, vous pouviez ralentir le Sculpteur…
Acier se coucha à son tour pour mieux se concentrer sur son planning. Il eut confusément conscience de la disparition progressive de ses angoisses. Ourdir une machination était toujours un réconfort pour lui.
— Le problème, dit-il, c’est que nous avons deux choses à faire en même temps. Il faut qu’elles soient parfaitement coordonnées. Jusque-là, il ne s’agissait que de feindre un siège afin d’attirer le vaisseau des étoiles dans les Mâchoires de notre château.
Il tourna une tête en direction de la cour. Le dôme de pierre qui dissimulait le vaisseau échoué était en place depuis le milieu du printemps. Il était à présent légèrement endommagé par l’artillerie. La façade de marbre était fendue, mais il n’avait pas reçu de coup direct. Derrière lui s’étendait l’aire des Mâchoires, assez vaste pour recevoir le vaisseau de sauvetage mais entourée de piliers de pierre, qui représentaient les dents des Mâchoires. Grâce à des charges de poudre judicieusement placées, les dents s’abattraient sur les sauveteurs. Mais cela se ferait en dernier recours, s’ils ne parvenaient pas à capturer ou à tuer les humains quand ils sortiraient à la rencontre de leur cher Jefri. Ce traquenard avait été mis au point avec amour sur plusieurs dijours, en tenant compte des indications d’Amdijefri sur la psychologie humaine et sur la manière dont les vaisseaux spatiaux se posaient normalement. Mais à présent…
— À présent, nous avons réellement besoin de leur aide. Ce que je leur demanderai devra répondre à une double exigence : leur donner le change et détruire l’armée du Sculpteur.
— Difficile à coordonner, admit le manteau. Pourquoi ne pas procéder en deux étapes ? La première n’aurait pas besoin de les induire en erreur plus que nécessaire. Qu’ils détruisent d’abord le Sculpteur, nous verrons ensuite comment les éliminer.
Acier fit cliqueter pensivement un dard sur la pierre.
— Oui. L’ennui, c’est qu’ils pourraient en voir un peu trop. Il est impossible qu’ils soient aussi naïfs que Jefri. Il nous a dit lui-même que l’humanité était passée par une phase de son histoire où il y avait des châteaux forts et des guerres. S’ils fourrent leur nez un peu partout, ils verront très vite des choses que Jefri n’a jamais eu l’occasion de voir ni de comprendre. Je pourrai peut-être les persuader de se poser dans l’enceinte du château et d’installer des armes en haut de nos murs. Nous les prendrons en otages au moment où ils se trouveront entre les Mâchoires. Merde. Il va falloir redoubler d’ingéniosité pour préparer Amdijefri à tout cela.
Le pur plaisir du stratagème laissa place, un bref instant, à un élan de rage.
— J’ai de plus en plus de mal à venir à bout de ces deux-là, avoua-t-il.
— Ces chiots débordent de santé, par la Grande Meute ! fit le Fragment, qui observa un instant de silence avant de continuer. Je sais qu’Amdiranifani est plus intelligent, dans l’absolu, que n’importe quelle autre meute, mais vous croyez qu’il le serait assez pour transcender sa nature puérile (il prononça le mot en samnorsk) et déceler la supercherie ?
— Pas jusque-là, non. Je tiens leurs petits cous dans mes mâchoires, et ils ne s’en sont même pas encore aperçus. Vous aviez raison, Tyrathect. Ces enfants m’adorent. (Et je les hais d’autant plus pour cela.) Quand je suis à côté de cette mante, elle n’arrête pas de se serrer contre moi. Elle pourrait me trancher la gorge ou me crever les yeux, mais elle ne demande qu’à me caresser et à jouer avec moi. En attendant que je l’aime en retour. C’est vrai, ils croient sur parole tout ce que je leur dis, mais il y a un prix à payer. Il faut que je me plie sans rien dire à leurs caprices et à leurs insolences.
— Ne vous énervez pas, mon cher disciple. Le summum de la manipulation consiste à jouer sur l’empathie sans jamais être touché soi-même.
Le Fragment s’arrêta, comme d’habitude, juste au bord du gouffre. Mais cette fois-ci. Acier sentit sortir sa hargne avant d’avoir conscience de sa réaction.
— Ne me… faites pas… la morale ! Vous n’êtes pas… le Dépeceur ! Vous n’êtes qu’un foutu fragment ! Le fragment d’un fragment ! Encore un mot et vous êtes mort, découpé en petits cubes !
Il s’efforça de réprimer le tremblement qui se communiquait d’un membre à l’autre. Pourquoi ne l’ai-je pas tué ? Je déteste Flenser plus que tout au monde. Rien ne serait plus facile pour moi. Pourtant, le Fragment lui était indispensable. Si indispensable qu’il représentait parfois la seule chose qui s’interposait entre l’échec et lui. Et il le contrôlait parfaitement.
Le mono était en train de faire un numéro de plat ventre très convaincant.
— Redressez-vous ! lui cria Acier. Donnez-moi vos conseils et non vos sermons si vous voulez continuer à vivre. Le fait est qu’il m’est impossible de poursuivre cette mascarade avec les chiots. Quelques minutes d’affilée, peut-être, ou bien en présence d’autres meutes qui les écartent de moi. Mais je suis incapable de supporter ces mamours incessants. Encore une heure de ce régime-là, et je ne réponds plus de rien. Je suis capable de les étrangler sur place. C’est pourquoi je voudrais que ce soit vous qui leur parliez. Expliquez-leur la situation. Dites-leur que…
— Mais…, commença le mono en levant la tête vers lui avec stupéfaction.
— Je serai là pour vous surveiller. Je ne vous les abandonne pas. Je vous demande seulement de me servir de diplomate à distance rapprochée.
Le Fragment laissa retomber ses épaules, incapable de dissimuler la douleur qui pesait sur lui.
— Si tel est votre désir, Monseigneur…
Acier montra les dents.
— Tel est mon désir. Et n’oubliez pas. Je serai là pour tout ce qui est important, en particulier les communications radio en direct. (Il écarta d’un geste le mono du parapet.) Allez faire vos mamours aux enfants, maintenant. À votre tour d’apprendre à vous contrôler.
Après le départ du manteau, il appela Shreck en haut des remparts. Les heures qui suivirent furent consacrées à faire le tour de leurs défenses et à échafauder des plans avec son état-major. Acier était surpris de voir à quel point il se sentait l’esprit serein après avoir réglé l’histoire des chiots. Cela sembla s’étendre à ses conseillers. Ils étaient détendus au point de proposer des idées constructives. Là où les brèches du mur ne pouvaient être comblées, ils installeraient des chausse-trappes. Les canons des ateliers du Nord arriveraient avant la fin du jour sans nuit. L’un des collaborateurs de Shreck avait mis au point un plan de secours pour le réapprovisionnement en eau et en vivres. Les rapports des éclaireurs avancés faisaient état de résultats tangibles. Les arrières de l’ennemi s’effritaient, et ils auraient perdu une grande partie de leurs munitions avant d’arriver sur la Colline du Vaisseau. En ce moment même, il n’y avait pratiquement plus aucun bombardement sur la colline.