Ce messire Acier avait insisté lourdement pour qu’ils grillent tout le versant de la colline. Malgré les soupçons qu’il avait sur lui, Pham n’était pas loin de penser qu’il avait raison. Ils avaient affaire à une horde d’assassins qui n’avaient pas hésité à tendre une embuscade à un vaisseau spatial. Le Sculpteur méritait une bonne leçon.
L’engin descendit encore de quelques milliers de mètres. Les fortifications du château étaient maintenant visibles, même en grandeur réelle. Ils apercevaient le polygone grossier qui entourait le vaisseau échoué ainsi que la structure bien plus importante qui couvrait entièrement une île située plusieurs kilomètres à l’ouest.
Je me demande si c’est à ça que le château fort de mon père ressemblait aux yeux des envahisseurs du Qeng Ho.
Les murailles étaient hautes et verticales. Visiblement, les Dards n’avaient aucune idée de ce qu’était la poudre avant que Ravna ne le leur apprenne.
La vallée qui s’étendait au sud était couverte d’une fumée noire que le vent chassait lentement vers la mer. Même en l’absence de tout traitement d’image, il voyait les points chauds, des halos orangés autour de bouffées noires.
— Vous êtes à deux mille mètres, annonça la voix de Ravna. Jefri dit qu’il vous voit.
— Mettez-moi en liaison avec eux.
— Je vais essayer, cher monsieur Pham.
Coquille Bleue s’affaira, délaissant un instant les commandes de l’engin, qui accomplit un looping complet. Pham avait vu des feuilles mortes tomber avec plus de maîtrise. Une voix fluette d’enfant demanda :
— V… vous n’avez rien ? Ne vous écrasez pas !
Puis la voix hybride de la meute d’Acier, à mi-chemin entre celle de Ravna et celle de l’enfant, glapit :
— Plus au sud ! Plus au sud ! Utilisez vos canons ! Détruisez-les rapidement !
Coquille Bleue les avait déjà fait descendre au milieu de la fumée. Durant plusieurs secondes, ils volèrent à l’aveuglette. Puis une éclaircie leur permit de voir la colline à moins de deux cents mètres de là. Le sol montait rapidement vers eux. Avant que Pham eût le temps d’invectiver Coquille Bleue, celui-ci avait redressé l’engin et gagné une zone plus dégagée. Il pencha alors la chaloupe pour qu’ils puissent voir ce qui se passait en bas.
Après trente semaines de discussions et de préparations, Pham put enfin se faire une idée de ce à quoi les Dards ressemblaient. Même à cette distance, il ne faisait aucun doute qu’ils différaient totalement de toutes les races de sophontes qu’il avait rencontrées jusqu’ici. Ils se déplaçaient par groupes de quatre à six, en se tenant si rapprochés à l’intérieur d’un même groupe qu’ils ressemblaient à quelque monstrueuse araignée. Chaque meute, par contre, était séparée des autres meutes par une distance de dix à quinze mètres.
Un canon lança des flammes au milieu de toute la fumée. La meute qui le servait, agissant comme une main parfaitement coordonnée, fit reculer le canon sur son affût et bourra une nouvelle charge dans sa gueule.
— Si ce sont des ennemis, cher monsieur Pham, comment ont-ils fait pour se procurer des canons ?
— Ils les ont volés.
Mais à chargement par la gueule ? Il n’eut pas le temps d’explorer cette pensée plus avant.
— Vous êtes juste au-dessus d’eux, Pham ! Je vous vois par moments à travers la fumée. Vous dérivez vers le sud à raison de quinze mètres par seconde, et vous perdez de l’altitude.
C’était le gosse, qui s’exprimait avec son incroyable précision habituelle.
— Tuez-les ! Tuez-les !
Pham se dépêtra de son harnais et rampa vers la trappe où il avait monté son fusil à rayons. C’était à peu près la seule chose qu’il avait réussi à sauver de l’atelier en flammes, mais il savait au moins s’en servir.
— Essayez de stabiliser l’engin, Coquille Bleue. Si vous continuez à nous faire sauter comme ça, c’est vous que je vais arroser !
Il ouvrit la trappe et faillit s’étouffer avec la fumée acre qui le prit à la gorge. Puis les agravs de Coquille Bleue les firent dériver dans un espace plus clair, et il ajusta le fusil sur les meutes en mouvement.
À l’origine, le Sculpteur avait demandé à Johanna de rester au camp de base. La réaction de la jeune humaine avait été explosive. Elle en était elle-même surprise. Depuis son arrivée sur le monde des Dards, elle n’avait jamais été si près d’agresser une meute. Personne ne l’empêcherait de découvrir Jefri la première. Finalement, elle avait accepté un compromis. Pérégrin lui servirait de garde du corps. Et elle pourrait suivre l’armée sur le champ de bataille à condition d’obéir en tout point à ses instructions.
Johanna leva les yeux pour essayer de voir quelque chose à travers la fumée épaisse. Zut. Pérégrin était un joyeux farceur. À l’en croire, il s’était fait tuer mille fois au cours de ses nombreuses années d’existence, mais il ne voulait même pas la laisser approcher, aujourd’hui, des canons de Scrupilo. Ils se tenaient en retrait sur un terrain plat au milieu du versant de la colline. L’endroit avait été ravagé, plusieurs heures auparavant, par les feux de broussailles, et l’odeur piquante de la mousse brûlée imprégnait encore l’air tout autour d’eux. Elle lui rappelait l’horrible tragédie qui s’était passée, non loin d’ici, un an plus tôt, quand…
Des meutes de sentinelles faisaient les cent pas à vingt mètres de chaque côté. Le secteur était en principe libre de toute infiltration, et il n’y avait pas eu de tir d’artillerie flensériste depuis des heures. Mais Pérégrin refusait obstinément de la laisser continuer plus loin.
Ce n’est pas du tout comme l’année dernière. Le ciel était alors d’un bleu très pur, il n’y avait pas la moindre fumée. Et ses parents avaient été sauvagement assassinés. Aujourd’hui, le ciel était gris-jaune. Les versants de la colline étaient noirs, et les meutes qui l’entouraient se battaient de son côté. Elle allait peut-être avoir l’occasion de…
— Laisse-moi me rapprocher un peu, quoi ! Même s’il m’arrive quelque chose, le Sculpteur aura toujours l’Oliphant !
Pérégrin s’ébroua, ce qui équivalait pour un Dard à un refus catégorique. L’un de ses chiots sortit la tête d’une poche pour lui attraper la manche.
— Il faut attendre, déclara Pérégrin pour la dixième fois. Le messager du Sculpteur ne va pas tarder à arriver. Nous pourrons alors…
— Je veux monter là-haut ! Je suis la seule à bien connaître le vaisseau !
Jefri, Jefri… Si seulement Vendacious pouvait ne pas se tromper…
Elle se retournait pour donner une tape à Balder lorsque la chose arriva. Il y eut un éclair de chaleur derrière elle, et la fumée s’illumina. Puis cela se reproduisit plusieurs fois, sur un rythme rapide, comme des coups de tonnerre se rapprochant dans le ciel à toute vitesse. Elle sentit frissonner Pérégrin à ses côtés.
— Ce ne sont pas des coups de canon ! lui cria-t-il. Deux d’entre moi ont presque été aveuglés. Viens, viens !
Il l’entoura, la faisant presque tomber pour la forcer à redescendre. Au début, Johanna se laissa faire, plus étourdie qu’autre chose. Leur escorte n’était nulle part en vue. Plus haut, les bruits de bataille avaient cessé. Les coups de tonnerre avaient tout réduit au silence. Lorsque la fumée s’éclaircit un peu, elle distingua l’un des canons de Scrupilo, dont la pointe émergeait d’une mare d’acier fondu. L’artilleur avait été déchiqueté. Et ce n’était pas un canon qui était responsable. Johanna se dégagea d’une secousse des mâchoires de Pérégrin. Pas un canon !