C’est drôle de voir craquer quelqu’un comme Shreck, songea vaguement Acier.
Shreck avait la loyauté d’une horloge bien réglée, mais le monde était en train de s’écrouler autour de lui, et il n’avait plus rien à quoi s’accrocher. La folie d’où il était né, c’était tout ce qu’il lui restait.
Si Shreck était près de craquer, cela signifiait que le siège de la Colline du Vaisseau allait bientôt prendre fin.
Encore un peu de temps. C’est tout ce que je demande, à présent.
Il força ses membres à afficher une expression confiante.
— Je comprends, dit-il. Vous vous êtes bien comporté, Shreck. Nous pouvons encore gagner. Je connais bien la psychologie de ces mantes. Si vous réussissez à tuer l’enfant, de préférence sous leurs yeux, cela leur brisera le moral, exactement comme on brise la volonté d’un chiot par la terreur.
— Oui, Monseigneur.
Il y avait une sourde lueur d’incrédulité dans le regard de Shreck, mais cela le maintiendrait en action, lui donnerait un motif plausible de continuer à faire semblant.
— Mettez le feu à l’huile qui est dehors. Postez des troupes aux endroits où vous pensez qu’Amdijefri va sortir. Il faut que les Visiteurs voient tout ça pour que l’effet voulu soit obtenu. Et…
Il allait dire : « faites sauter le vaisseau », mais il se retint à temps. Les explosifs incorporés à la maçonnerie entre les mâchoires du piège et le dôme feraient s’écrouler toute la structure du château, entraînant la mort de la presque totalité de ses occupants. S’il ordonnait à Shreck de faire une chose pareille, ce dernier comprendrait où il voulait en venir en réalité.
— Ne perdez pas de temps, dit-il. Il faut agir avant que le Sculpteur ne puisse avancer davantage. C’est le dernier espoir du Mouvement, Shreck.
La meute s’inclina et redescendit. Acier maintint une posture résolue, regardant hardiment par-dessus les remparts jusqu’à ce que l’autre eût disparu. Puis il prit la radio et la frappa violemment contre la pierre d’un créneau. Mais elle ne se brisa pas, et la voix de la mante glapit quelque chose pour lui demander une explication. Il s’élança dans l’escalier en hurlant dans le langage des Dards :
— Vous n’aurez rien ! Tout ce à quoi vous attachez du prix va être détruit !
Il dévala les marches jusqu’en bas, traversa la cour au galop en baissant les têtes, et entra dans le couloir qui faisait le tour des Mâchoires de l’Accueil. Il aurait pu les faire sauter personnellement sans aucun mal, mais il y avait des chances pour que le dôme et le vaisseau lui-même résistent. Non. Il fallait qu’il se rende au cœur du vaisseau pour le détruire et tuer en même temps les jeunes mantes endormies. Il entra dans une chambre secrète, prit deux arbalètes et le manteau-radio supplémentaire qu’il avait mis de côté. Dans le manteau était incorporée une bombe. Il avait testé son invention avec un lot témoin de radios, et le porteur était mort instantanément.
Il descendit de nouvelles marches et se retrouva dans un passage secondaire. Les bruits de la bataille qui se déroulait à l’extérieur lui parvenaient très affaiblis. Il entendait surtout le claquement de ses propres dards sur la pierre nue. Autour de lui se profilaient les masses des tonneaux de poudre et de vivres ainsi que des empilements de bois d’étai. Les mèches et les détonateurs se trouvaient cinquante mètres plus loin. Acier ralentit le pas et s’efforça, en courbant les pattes, de ne plus faire aucun bruit avec ses dards. Les oreilles tendues, il regarda dans toutes les directions autour de lui. Il savait intuitivement que l’autre devait être ici. Le Fragment de Flenser. Le Dépeceur le hantait depuis le début de son existence. Il le hantait même après avoir été presque totalement détruit. Mais ce n’était qu’après sa trahison évidente qu’Acier avait pu donner libre cours à sa haine. Le plus probable était que le Maître cherchait à s’échapper avec les enfants, mais il y avait des chances pour qu’il tente de gagner sur tous les tableaux à la fois. Si le Dépeceur avait repris le contrôle, Acier savait que sa propre mort ne tarderait pas. Mais le triomphe était encore à sa portée. S’il pouvait tuer le Maître de ses propres griffes et de ses propres mâchoires…
Sois ici, mon bon Maître. Sois ici, je t’en supplie, avec l’idée que tu peux me rouler une fois de plus.
Vœu exaucé. Il perçut quelques bruits mentaux très faibles. Tout près. Des têtes surgirent de derrière les tonneaux un peu plus haut. Deux des Fragments apparurent dans la galerie qui s’ouvrait devant lui.
— Disciple ?
— Maître ?
Acier sourit. Les cinq membres étaient là. Le Fragment avait réussi à reconstituer sa meute. Mais les manteaux-radios avaient disparu. Les membres de la meute étaient nus, le pelage couvert de plaies suintantes. La bombe radio ne marcherait pas. Peut-être était-ce sans importance. Acier avait déjà vu des cadavres qui paraissaient en meilleure santé que ces membres-là. Dans l’ombre, il pointa ses arbalètes.
— Je suis venu vous tuer, dit-il.
Les spectres haussèrent les épaules.
— Vous êtes venu essayer.
Mâchoire contre mâchoire et griffe à griffe, Acier n’aurait eu aucun mal à venir à bout du Fragment. Mais celui-ci avait disposé trois de ses membres plus haut, à côté de tonneaux qui semblaient en équilibre curieusement précaire. Un assaut direct pourrait lui être fatal. Mais s’il pouvait décocher deux carreaux bien ajustés…
Il s’avança à un endroit où il ne risquait pas d’être écrasé par les tonneaux en déséquilibre.
— Vous espérez vraiment pouvoir rester en vie, Fragment ? Je ne suis pas votre unique ennemi. (Il agitait un museau en direction de l’autre bout de la galerie.) Il y en a des milliers, là-bas, qui ne désirent que votre mort.
L’autre remua ses têtes de haut en bas en un sourire glacé. Le sang coulait de nouveau de ses blessures rouvertes.
— Mon cher Acier, vous ne comprendrez jamais rien à rien. C’est vous qui m’avez permis de survivre. Vous ne saisissez pas ? J’ai sauvé les enfants. En ce moment même, je vous empêche de toucher au vaisseau. Plus tard, cela me permettra d’obtenir une reddition conditionnelle. Je serai faible encore un ou deux ans, mais je survivrai.
Le vieux Flenser transparaissait avec éclat à travers la douleur causée par ses blessures. Toujours le même opportunisme.
— Mais vous n’êtes qu’un fragment… Vous êtes aux trois cinquièmes…
— La petite maîtresse d’école ? (Flenser baissa les têtes en battant presque timidement des paupières.) Elle s’est montrée plus forte que je ne m’y attendais. Elle a réussi à diriger cette meute pendant quelque temps, mais j’ai pu revenir peu à peu. Finalement, même sans les autres, je suis de nouveau entier.
Flenser entier… Acier eut un mouvement de recul, presque comme s’il allait prendre la fuite. Pourtant, il y avait quelque chose d’étrange dans son attitude. Oui. Le Dépeceur semblait en paix avec lui-même, serein. Mais maintenant qu’Acier voyait la meute dans sa totalité, il percevait des choses, dans son langage du corps, qui…
La vérité éclata soudain en lui, dans un éclair d’orgueil intense. Pour la première fois de ma vie, je vois les choses avec plus de lucidité que le Maître.
— Entier, dites-vous ? Mais réfléchissez. Nous savons très bien, tous les deux, de quelle manière les âmes s’affrontent de l’intérieur, avec leurs petites rationalisations, leurs grandes inconnues. Vous dites que vous avez tué l’autre, mais d’où vous vient cette belle confiance ? Vous agissez en ce moment exactement comme le ferait Tyrathect. Vous dirigez les pensées, mais c’est son âme à elle qui constitue la base. Quoi que vous en disiez, c’est la petite institutrice qui a gagné !