Le Fragment hésitait. Il comprenait. Son inattention ne dura qu’une fraction de seconde, mais Acier était aux aguets. À travers l’espace découvert, il bondit aux gorges des autres après avoir lâché ses traits.
40
En d’autres circonstances, le voyage dans les murs aurait été follement excitant pour Jefri. Malgré l’obscurité épaisse, Amdi marchait devant et derrière lui, et ses nez lui donnaient une bonne notion du chemin parcouru. En d’autres circonstances, il y aurait eu l’excitation de la découverte, accompagnée des gloussements d’ivresse causés par l’étirement mental d’Amdi.
Pour le moment, toutefois, les chiots étaient dans un état de confusion mentale qui faisait plutôt peur. Celui qui marchait derrière lui ne cessait de se cogner à ses talons.
— Je ne peux pas aller plus vite, dit-il.
Son pantalon s’était déchiré aux genoux à cause du frottement. Il fit un effort pour accélérer, reléguant la douleur dans un recoin de son esprit, lorsqu’il heurta le chiot devant lui. Il s’était arrêté et semblait osciller d’un côté puis de l’autre.
— Il y a un embranchement. D’après moi… Qu’est-ce qu’on fait, Jefri ?
Celui-ci voulut redresser la tête, mais se cogna contre le plafond du boyau. Depuis près d’un an, c’étaient la confiance tranquille d’Amdi ainsi que sa hardiesse entreprenante qui guidaient les résolutions d’Amdijefri. À présent, il avait soudain conscience des tonnes de roche qui pesaient sur lui de toutes les directions à la fois. Si le boyau se rétrécissait de quelques centimètres à peine, ils seraient bloqués ici pour l’éternité.
— Jefri ?
— Une seconde. J’essaie de…
Réfléchir !
— Laquelle des deux galeries va vers le haut ? demanda le jeune garçon au bout d’un moment.
Le membre qui était en tête s’avança dans l’un des boyaux.
— Ne va pas trop loin ! lui cria Jefri.
— Ne t’en fais pas. Je… Il saura revenir.
Au bout d’un moment, Jefri entendit le bruit des pattes de celui qui revenait. Le membre qui le précédait frotta son museau contre sa joue.
— C’est celle de droite qui monte, dit-il.
Ils avaient parcouru moins d’une quinzaine de mètres quand Amdi entendit de drôles de bruits.
— Nous sommes poursuivis ? demanda Jefri.
— Non. En fait, je ne sais pas. Arrête… Tu entends ça ?
Un bruissement, des gargouillements. De l’huile !
Plus question de s’arrêter. Jefri avança plus vite que jamais dans la galerie. Sa tête cogna le plafond, il s’affaissa sur les coudes, se ressaisit machinalement et continua encore plus vite. Il sentit une coulée de sang sur sa joue.
Il entendait distinctement l’huile à présent.
Les parois du tunnel enserrèrent soudain ses épaules. Devant lui, Amdi s’écria :
— C’est un cul-de-sac… ou bien la sortie ! (Grattements sur la pierre.) Je n’arrive pas à la faire bouger !
Le chiot se tourna vers Jefri et se glissa entre ses jambes pour le laisser passer.
— Pousse dans la partie supérieure, Jefri. C’est comme celle que nous avons trouvée sous le dôme. Il faut appuyer par en haut.
Cette maudite galerie se rétrécissait encore juste avant la porte. Rentrant les épaules, Jefri pesa de tout son poids sur le haut de la pierre. Elle bougea, peut-être d’un centimètre. Il força encore pour gagner quelques millimètres aux épaules. Il était si comprimé qu’il avait du mal à respirer. Il poussa encore sur la pierre. Elle pivota, et un rayon de lumière lui baigna soudain le visage. Ce n’était pas tout à fait la lumière du jour. Des murs de pierre leur cachaient encore l’extérieur, mais jamais Jefri ne s’était senti aussi heureux. Encore quelques centimètres et il serait sorti du boyau. Pour le moment, cependant, il était bel et bien coincé.
Il se tortilla autant qu’il put, mais cela ne sembla qu’aggraver son cas. Derrière lui, Amdi se pressait.
— Jefri, j’ai les pattes de derrière dans l’huile ! Elle remplit la galerie partout derrière nous !
La panique. Durant quelques instants, Jefri se trouva incapable de penser à rien. Si près de l’extérieur… Il voyait distinctement, à présent, ses mains ensanglantées.
— Reculez ! dit-il. Je vais enlever ma jaquette avant d’essayer encore.
Il était si coincé qu’il n’arrivait même pas à reculer lui-même. Finalement, à force de contorsions, il parvint à se dégager. Il se coucha de tout son long et ôta le vêtement.
— Jefri ! J’ai deux membres… dans l’huile… Peux plus respirer…
Les chiots se pressaient, affolés, contre lui. Il sentit le contact de leur poil huileux, glissant… Glissant !
— Un peu de patience !
Il frotta ses mains contre la fourrure des chiots et s’enduisit les épaules. Puis il tendit les bras le plus loin possible dans l’extension de son corps et se servit de ses talons pour ramper dans le passage étroit. Derrière lui, Amdi émettait des bruits sifflants. Pousse… Pousse encore… Un centimètre. Un autre. Puis il se trouva au niveau des aisselles, et le reste fut facile.
Dès qu’il put se retourner, il passa la main dans l’ouverture pour tirer à lui le membre d’Amdi le plus proche. Le chiot se débattit et lui glissa des mains en émettant des sons qui n’étaient ni humains ni du langage des Dards. Jefri aperçut l’ombre de plusieurs membres en train de tirer quelque chose d’invisible. Une seconde plus tard, une boule de fourrure mouillée jaillit de l’obscurité pour se retrouver dans ses mains. Une seconde encore, et il y en eut une deuxième. Jefri les coucha par terre et leur essuya le museau pour dégager les mucosités huileuses qui les étouffaient. L’un des chiots se releva aussitôt et commença à s’ébrouer. L’autre toussa.
Pendant ce temps, le reste d’Amdi continuait de sortir du trou. Les huit membres étaient imbibés d’huile. Ils titubaient comme s’ils étaient ivres et se dégageaient mutuellement les tympans. Les bruits rauques et sifflants qu’ils produisaient n’avaient aucun sens pour Jefri.
Rassuré sur le sort de ses amis, le jeune humain marcha vers la lumière. Un angle du mur les cachait. Heureusement, car il entendait à l’extérieur les appels des soldats d’Acier. Il rampa jusqu’au bord et passa prudemment un œil. Un instant, il crut qu’ils étaient encore à l’intérieur du château, tant il y avait de soldats. Mais il aperçut les collines au loin et la fumée qui montait de la vallée.
Qu’allaient-ils faire maintenant ? Il se tourna vers Amdi, qui se nettoyait encore frénétiquement les tympans. Les trilles et les grognements qu’il émettait étaient plus rationnels. Les gestes de la meute étaient de nouveau coordonnés. Jefri regarda de nouveau les collines. Il eut presque l’impulsion de courir vers les soldats qui l’avaient protégé si longtemps.
Un membre d’Amdi vint passer le museau dans l’ouverture.
— Ouah ! Il y a un vrai lac d’huile entre les soldats et nous. Je ne…
L’explosion fut sourde, très différente de celle de la poudre à canon. Elle dura une seconde, puis se transforma en grondement continu. Deux autres membres d’Amdi passèrent le museau à l’extérieur. Le lac d’huile était devenu une mer de flammes rugissantes.
Coquille Bleue avait manœuvré pour amener la chaloupe à moins de deux cents mètres des remparts du château, à l’opposé du point où les meutes s’étaient concentrées. L’engin était maintenant au-dessus de la mousse à hauteur d’homme.