Pendant ce temps, l’affichage, à son poignet, continuait de décompter les secondes.
— Acier a placé des bombes sur tout le pourtour du dôme.
Le Sculpteur pointa deux nez vers le haut. Ravna suivit son mouvement. Les arches évoquaient plus les cathédrales du temps des Princesses que l’architecture militaire. Les dalles de marbre rose semblaient lancer un défi au ciel. Si tout s’écroulait, le vaisseau emprisonné serait certainement écrasé.
Le Sculpteur avait dit que Pham était à l’intérieur. Le chariot pénétra dans une salle sombre et glacée où Ravna aperçut plusieurs rangées de sarcophages cryotechniques.
Combien peuvent encore être ramenés à la vie ? Le saurons-nous jamais ?
— Vous êtes sûre que les troupes d’Acier ont évacué le château ? demanda Ravna.
La meute du Sculpteur sembla hésiter. Ses têtes regardaient dans plusieurs directions à la fois. Jusqu’à présent, Ravna avait été incapable de déchiffrer leurs expressions.
— Raisonnablement sûre, répondit la reine. S’il y a encore quelqu’un ici, c’est qu’il se cache derrière plusieurs épaisseurs de pierre, sinon mes meutes l’auraient découvert. Le plus important, c’est que nous ayons retrouvé les restes d’Acier.
La reine, elle, semblait lire parfaitement les expressions de Ravna, car elle ajouta :
— Vous ne le saviez pas ? Il semble qu’il soit venu ici dans l’intention de faire sauter toutes les bombes. Un vrai suicide, mais il a toujours été complètement fou. Quelqu’un a dû s’interposer. Nous avons retrouvé du sang partout. Deux de ses membres ont péri. Le reste errait un peu plus loin en geignant. Celui qui a tué Acier est sans doute à l’origine de la retraite générale de l’ennemi. De toute évidence, il cherche à éviter toute confrontation. Je ne crois pas qu’il revienne de sitôt, mais quelque chose me dit qu’il faudra, un jour ou l’autre, que j’affronte ce cher Flenser.
Compte tenu des circonstances, Ravna se dit que le problème ne se concrétiserait sans doute jamais. Son affichage de poignet indiquait que la flotte de la Gale n’était plus qu’à quarante-cinq heures d’ici.
Jefri et Johanna étaient devant leur vaisseau spatial, sous le dôme, assis sur les marches de la rampe de débarquement en se tenant la main. Lorsque la double porte s’ouvrit et que le chariot du Sculpteur arriva, Johanna se leva pour agiter les mains dans sa direction. Elle aperçut alors Ravna. Le jeune garçon courut vers le chariot, puis ralentit à mesure qu’il s’en approchait.
— Jefri ? appela doucement Ravna.
Il avait une attitude hésitante, trop digne pour un enfant de neuf ans. Le pauvre Jefri avait tant perdu et vécu si longtemps avec si peu. Elle descendit du chariot et marcha à sa rencontre.
Il sortit de l’ombre. Il était entouré de toute une meute de chiots. Il portait l’un d’eux sur son épaule. D’autres marchaient dans ses jambes sans jamais sembler le gêner. D’autres encore le suivaient ou trottaient à ses côtés. Jefri s’arrêta à une certaine distance.
— Ravna ?
Elle hocha la tête.
— Pourrais-tu t’avancer encore un peu ? Les bruits mentaux de la reine sont trop proches.
C’était bien la voix de Jefri, mais… il n’avait pas remué les lèvres ! Elle franchit les quelques mètres qui les séparaient encore. Les chiots et l’enfant avancèrent eux aussi en hésitant. Ravna aperçut les déchirures de ses vêtements et ce qui ressemblait à des pansements aux épaules, aux genoux et aux coudes. Il s’était lavé la figure récemment, mais ses cheveux étaient poisseux et en désordre. Il leva solennellement la tête pour la regarder, puis ouvrit les bras pour se jeter contre elle.
— Merci d’être venue, dit-il d’une voix étouffée contre elle, mais sans pleurer. Merci aussi à ce pauvre Coquille Bleue, reprit-il.
C’était toujours sa voix, mais les derniers mots, dits sur le même ton de tristesse, n’étaient plus étouffés. Ils venaient de la meute de chiots qui les entourait.
Johanna s’était rapprochée d’eux. Elle se tenait juste derrière Jefri.
Quatorze ans seulement ?
Ravna lui tendit la main.
— D’après ce que j’ai entendu dire, tu as été à toi toute seule une véritable expédition de sauvetage ?
La voix du Sculpteur leur parvint du chariot.
— C’est exactement ce qu’elle a été pour nous. Elle a changé la face de notre monde.
Ravna fit un geste en direction de l’intérieur illuminé du vaisseau.
— Pham est là-haut ?
Johanna hocha la tête et ouvrit la bouche pour parler, mais les chiots la devancèrent.
— Il est là-haut, oui, avec Pérégrin.
Les petites créatures se démêlèrent les unes des autres et bondirent sur les marches, une seule d’entre elles demeurant en arrière pour tirer Ravna vers la rampe. Elle suivit la meute. Jefri marchait à côté d’elle.
— Qu’est-ce que c’est que cette meute ? demanda-t-elle subitement en désignant les chiots.
Jefri, surpris, s’arrêta.
— Mais c’est Amdi, naturellement.
— Désolé, fit la voix de Jefri, venant de l’un des chiots. Nous avons parlé si souvent ensemble que j’oubliais que tu n’étais pas au courant.
Il y eut une série de trilles et de modulations qui s’achevèrent en un gloussement très humain. Elle regarda les petites têtes agitées de mouvements saccadés, certaine que le petit diable avait entretenu sciemment le malentendu. Soudain, un mystère s’éclaircissait.
— Ravie de faire ta connaissance, dit-elle, en même temps fâchée et charmée. Et maintenant…
— C’est vrai qu’il y a des choses plus importantes à faire.
La meute continuait de grimper la rampe par petits bonds. Amdi semblait passer continuellement par des phases alternées de tristesse timide et d’activité frénétique.
— Je ne sais pas ce qu’ils font là-haut. Ils nous ont renvoyés dès que nous leur avons montré le chemin.
Ravna suivit la meute avec Jefri. Elle n’entendait aucun bruit particulier. L’intérieur du dôme était comme un tombeau. Les voix des meutes qui le gardaient à l’extérieur se répercutaient, affaiblies, jusqu’à elle, mais aucun son ne venait de l’intérieur du vaisseau.
— Pham ?
— Il est là-haut.
C’était Johanna, au pied des marches. Le Sculpteur et elle avaient les yeux levés vers le vaisseau. Elle hésita.
— Je ne sais pas s’il va bien, reprit-elle. Après les combats, il s’est comporté… de manière très étrange.
Les têtes du Sculpteur étaient en mouvement incessant, comme si elle essayait de profiter de la lumière qui venait du vaisseau pour les examiner plus en détail.
— L’acoustique, à bord de ce vaisseau, est horrible, dit-elle. Je ne sais pas comment font les humains pour supporter ça.
— Ce n’est pas si terrible, protesta Amdi. Jefri et moi, nous avons passé pas mal de temps là-haut. J’y suis habitué, maintenant. Je me demande pourquoi Pham et Pérégrin nous ont chassés, reprit-il en poussant la trappe d’accès avec deux museaux. Nous aurions pu rester dans la cabine et nous tenir tranquilles.