— L’interrupteur est là. Vous le voyez ?
Une lumière douce et blanche sortit des parois incurvées. Tout était de nouveau normal, humain, à l’exception de…
Jefri était figé, les yeux écarquillés, une main sur la bouche. Il se tourna pour s’appuyer contre sa sœur.
— Que… Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? balbutia-t-il.
Ravna aurait préféré ne pas voir. Elle se laissa tomber à genoux.
— Pham ? murmura-t-elle dans un souffle, sachant qu’il n’y aurait pas de réponse.
Ce qu’il restait de Pham Nuwen gisait au milieu de la Contre-mesure. L’artefact n’émettait plus aucune lumière. Ses contours tortueux étaient devenus flous et opaques. Plus qu’à n’importe quoi, il ressemblait à une vieille souche pourrie, mais une souche qui étreignait et empalait l’humain qu’elle emprisonnait. Il n’y avait pourtant pas de sang, pas de tissus calcinés. Là où l’artefact avait transpercé Pham, il y avait simplement une tache couleur de cendre, et la chair semblait mêlée à la chose.
Pérégrin s’était rapproché pour flairer la forme figée. L’odeur âcre était toujours dans l’air. C’était une odeur de mort, mais pas seulement de chair en décomposition. Ce qui avait trouvé la mort ici, c’était de la chair avec autre chose.
Elle consulta l’affichage de son poignet. Il n’y avait plus que quelques lignes de caractères alphanumériques. Aucune trace d’ultrapoussée n’était détectée. Le diagnostic du HdB mettait en relief des problèmes de contrôle d’attitude. Ils étaient au fond des Lenteurs, loin de toute aide extérieure, loin de la flotte de la Gale. Elle regarda de nouveau le visage de Pham.
— Tu as réussi. Tu y es arrivé, finalement.
Elle avait murmuré ces mots à voix très basse, pour elle toute seule.
Les courbes et les boucles de la Contre-mesure étaient devenues des choses fragiles, cassantes comme du verre. Le corps de Pham Nuwen en faisait étroitement partie. Comment casser les courbes sans briser en même temps… ? Pérégrin et Johanna l’entraînèrent avec ménagement hors de la soute. Elle ne garda aucun souvenir de ce qui se passa ensuite, lorsqu’ils sortirent le corps. Coquille Bleue et Pham… Perdus à jamais tous les deux…
Ils la laissèrent seule au bout d’un moment. Ce n’était pas par manque de compassion, mais la catastrophe, l’étrangeté et l’urgence étaient trop fortes. Il y avait les blessés. Il y avait la possibilité d’une contre-attaque. La plus grande confusion régnait. Le besoin de remettre de l’ordre était très impérieux. Tout cela la touchait à peine. Elle était au bout d’une longue course au bout de tous ses désespoirs et de toute son énergie.
Elle dut passer une grande partie de l’après-midi assise en haut de la rampe, si profondément plongée dans sa perte qu’elle ne pensait plus à rien et qu’elle avait à peine conscience des chants de la mer que Tige Verte lui faisait entendre dans son communicateur. Finalement, elle se rendit compte qu’elle n’était pas seule. Outre la présence réconfortante de Tige Verte, elle avait celle du petit garçon qui était revenu s’asseoir, depuis un bon moment, à côté d’elle, silencieux, entouré de tous ses chiots.
Épilogue
La paix était revenue sur ce que l’on appelait naguère le Domaine de Flenser. Du moins, il n’y avait aucun signe de forces belligérantes. Celui qui avait ordonné leur retraite s’était montré habile. À mesure que les jours passaient, la paysannerie locale refaisait surface. Lorsque les gens du peuple émergeaient de leur torpeur, ils semblaient heureux d’être débarrassés de l’ancien régime. La vie renaissait dans les campagnes, les paysans faisaient de leur mieux pour réparer les dégâts causés par les pires incendies que la région eût jamais connus, associés aux combats les plus meurtriers jamais vus dans le secteur.
La reine avait dépêché des messagers au Sud pour annoncer la victoire, mais ne semblait pas pressée de regagner sa capitale. Ses troupes aidaient les fermiers à remettre la région en état, tout en s’efforçant de ne pas constituer un poids pour la population locale. Le château de la Colline du Vaisseau ainsi que celui de l’île Cachée avaient été explorés à fond, et les horreurs dont on parlait à voix basse depuis des années avaient été dévoilées au grand jour. Il n’y avait aucune trace des anciens dirigeants. La population avait d’innombrables histoires à raconter, et la plupart, bien qu’affreuses, étaient crédibles. On disait qu’avant de s’attaquer à la République, Flenser avait créé plusieurs redoutes au nord, avec d’importantes réserves. Mais beaucoup pensaient qu’Acier les avait depuis longtemps épuisées. Les paysans de la vallée du nord affirmaient avoir vu des armées flenséristes en retraite. On avait même reconnu le Dépeceur lui-même, ou tout au moins une meute qui portait les couleurs d’un seigneur. Les paysans du coin ne croyaient pas toujours à ces histoires, particulièrement à celles qui racontaient que Flenser était partout à la fois, sous la forme de monos séparés par des kilomètres pour coordonner les mouvements de ses meutes.
Ravna et la reine avaient quelques raisons d’ajouter foi à ces récits, mais n’étaient pas assez téméraires pour aller en vérifier sur place l’exactitude. Le corps expéditionnaire du Sculpteur n’était pas suffisamment important, et les forêts et les vallées s’étendaient trop loin, sur plus d’une centaine de kilomètres, jusqu’à l’endroit où les Crocs de Glace s’incurvaient pour rencontrer la mer. C’était un territoire inconnu du Sculpteur. Si Flenser s’était préparé durant des décennies, comme il avait coutume de faire pour tout, il pouvait très bien y avoir de mauvaises surprises, même pour une armée nombreuse lancée à la poursuite de quelques dizaines de résistants. Que Flenser aille donc au diable, surtout si, comme il fallait l’espérer, messire Acier avait mis ses réserves à sac !
Le Sculpteur n’en pensait pas moins qu’il constituerait le péril majeur du prochain siècle.
Mais les choses se décidèrent bien avant ce terme. Ce fut Flenser lui-même qui provoqua l’événement, en dehors de toute contre-attaque. Une vingtaine de jours après les derniers combats, à l’issue d’une journée où le soleil s’était caché derrière les collines du nord, on entendit un son de trompe. Ravna et Johanna, tirées de leur début de sommeil, grimpèrent sur les remparts, d’où elles purent contempler quelque chose qui ressemblait à un coucher de soleil orange et or où les collines lointaines se profilaient derrière le fjord. Les meutes du Sculpteur observaient la crête. Certaines étaient munies de lunettes d’approche.
Ravna avait des jumelles, qu’elle prêta à Johanna.
— Il y a quelqu’un qui vient, dit-elle.
Se détachant contre le halo du ciel, une meute portait une longue bannière, avec une hampe pour chacun de ses membres.
Le Sculpteur se servait de deux lunettes, et le résultat devait être plus efficace qu’avec les jumelles de Ravna, compte tenu de la vision collective de la meute.
— Je le vois, déclara-t-elle. Il s’agit d’une bannière de parlementaire, en fait. Et je crois savoir qui la porte.
Elle jappa quelque chose à l’intention de Pérégrin.
— Il y a longtemps que je n’ai pas parlé à celui-là, finit-elle en samnorsk.
Johanna regardait toujours à travers les jumelles. Elle murmura finalement :
— C’est lui qui a… créé Acier, n’est-ce pas ?
— Oui, ma chère.
La jeune fille abaissa ses jumelles.
— Je crois que… je vais m’abstenir d’assister à l’entrevue, dit-elle d’une voix lointaine.