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La rencontre eut lieu sur le versant de la colline au nord du château exactement huit heures plus tard. Les troupes du Sculpteur avaient entre-temps patrouillé dans la vallée, pas tant pour prévenir une traîtrise de l’autre camp que parce qu’une meute tout à fait spéciale était attendue et qu’il y avait plus d’un paysan local qui souhaitait ardemment sa mort.

Le Sculpteur s’avança jusqu’à l’endroit où la colline descendait abruptement vers la forêt. Ravna et Pérégrin la suivaient à la distance de sécurité habituelle de dix mètres. Le Sculpteur ne parlait pas trop de cette rencontre, mais Pérégrin était particulièrement en verve.

— C’est exactement le chemin que j’ai suivi pour arriver ici, il y a un an, quand le premier vaisseau s’est posé. Vous voyez ? Certains de ces arbres ont été brûlés par la torche. Si la saison avait été aussi sèche que cette année, cela aurait pu déclencher une catastrophe.

La forêt était dense, mais ils dominaient le faîte des arbres. Bien que l’air fût très sec, il était chargé d’effluves résineux. Sur leur gauche, il y avait une petite cascade et un sentier qui conduisait dans la vallée. C’était celui que leur visiteur avait accepté de prendre pour les rencontrer. Pérégrin décrivait cette vallée comme étant constituée principalement de terres cultivées. Aux yeux de Ravna, c’était plutôt le chaos. Les Dards faisaient pousser des produits différents dans un même champ, et il n’y avait pas la moindre haie pour empêcher les animaux de passer. Çà et là, on voyait une cabane en bois au toit pentu et aux murs incurvés. Ces habitations étaient adaptées à la neige.

— C’est très peuplé en bas, commenta Pérégrin.

Elle n’avait pas eu du tout cette impression. Les meutes qu’elle apercevait étaient très compactes et très éloignées les unes des autres. Elles étaient à proximité des cabanes ou dans les champs. De place en place, le long de la route qui traversait la vallée, des meutes de soldats du Sculpteur étaient stationnées.

Ravna sentait Pérégrin, à côté d’elle, en proie à une nervosité grandissante. Une tête, à hauteur de sa taille, indiqua un point.

— Je crois que c’est lui. Il est seul, comme promis. Et… ça c’est une surprise.

Deux de ses membres étaient munis de lunettes d’approche. Ravna vit arriver lentement sur la route, entre les soldats du Sculpteur, une meute qui tirait un petit chariot. Apparemment, celui-ci contenait un autre membre. Infirme ?

Les paysans avaient quitté leurs champs pour se rapprocher de la route, parallèlement au trajet de la meute solitaire. Ravna entendit les bruits de déglutition du langage intermeutes des Dards. Quand ils voulaient être bruyants, ils étaient capables de se faire entendre très loin et très fort. Les soldats veillaient à les empêcher de franchir le bord de la route.

— Je croyais qu’ils nous étaient reconnaissants, s’étonna Ravna.

C’était la première manifestation violente à laquelle elle assistait depuis la bataille de la Colline du Vaisseau.

— Ils le sont, répondit Pérégrin. Ils réclament la mort du Dépeceur.

Le Dépeceur. L’Écorcheur. La meute qui avait sauvé Jefri Olsndot.

— Ils sont capables d’en vouloir tellement à une seule meute ?

— L’amour, la haine, la peur, tout cela ensemble. Ils ont vécu sous ses couteaux d’écorcheur durant plus d’un siècle. Aujourd’hui, ils le voient devant eux à moitié invalide, sans ses soldats pour le protéger. Mais ils ont toujours peur de lui. Il y a suffisamment de paysans ici pour passer outre à notre service d’ordre, mais ils n’insistent pas. Ils sont sur l’ex-domaine de Flenser. Il l’a géré en bon propriétaire terrien. Il a fait des expériences non seulement sur les terres qu’il exploitait, mais aussi sur ses gens. En lisant les données de votre Boîte, je vois qu’il peut être considéré comme un monstre en avance sur son époque. Il y a encore des gens, parmi ces fermiers, qui seraient prêts à tuer pour leur maître, et personne ne sait exactement qui ils sont.

Il s’interrompit quelques secondes pour regarder ce qui se passait.

— Vous savez pourquoi ils ont tous si peur ? reprit-il. C’est parce qu’ils le voient venir seul ici, loin de toute aide que nous puissions raisonnablement concevoir.

Hum… Ravna fit glisser le pistolet de Pham en avant sur sa ceinture. C’était un objet encombrant, trop voyant, mais… elle était bien contente de l’avoir. Elle tourna la tête vers l’ouest, en direction de l’île Cachée. Le HdB était en sécurité contre les remparts du château. À moins que Tige Verte ne réussisse à programmer des réparations de base, il ne décollerait plus jamais d’ici. Et Tige Verte n’était guère optimiste. Mais Ravna et elle avaient fixé le fusil à rayons à l’entrée de l’une de ses soutes, et la commande à distance était d’une simplicité enfantine. Flenser avait peut-être des surprises en réserve, mais elle aussi.

Les cinq membres disparurent derrière un relief.

— Ça va prendre quelque temps, déclara Pérégrin.

L’un de ses chiots grimpa sur ses épaules et se dressa pour s’appuyer contre le bras de Ravna. Elle sourit. C’était sa source d’information privée. Elle souleva le chiot pour le placer sur son épaule. Le reste de Pérégrin, assis par terre sur son train de derrière, attendait calmement.

Ravna regarda les autres meutes qui entouraient la reine. Elle avait posté des soldats armés d’arbalètes à sa droite et à sa gauche. Flenser se tiendrait devant elle, un peu plus bas sur la route. Ravna crut déceler des signes de nervosité dans son expression. Ses membres se léchaient continuellement les lèvres, et l’on voyait sortir le bout rose et pointu de ses langues avec la vivacité d’un serpent. La reine s’était disposée comme pour un portrait de famille, les membres les plus hauts derrière et les chiots dressés devant. La plupart de ses regards étaient fixés sur le point où la route coupait le terre-plein où elle se trouvait.

Finalement, Ravna entendit le crissement des griffes sur la pierre. Une tête apparut au sommet de la dénivellation, suivie par d’autres. Flenser coupa à travers la mousse. Deux de ses membres tiraient le petit chariot. Le membre qui se laissait porter était assis la tête droite, son train de derrière sous une couverture. À l’exception de ses oreilles à l’extrémité toute blanche, il ne se distinguait pas particulièrement des autres.

Les têtes de la meute regardaient dans toutes les directions, mais l’une d’elles demeurait fixée de manière gênante sur Ravna. L’Écorcheur – ou le Dépeceur – était celui qui avait porté les manteaux-radios. Il n’en portait aucun à présent. À travers les ouvertures de sa jaquette, Ravna apercevait les endroits où sa fourrure avait été pelée par le frottement.

— Un peu miteux, celui-là, hein ? fit la petite voix à l’oreille de Ravna. Mais cool comme tout. Voyez l’insolence de son regard.

La reine n’avait pas bougé. Elle semblait figée sur place. Chacun de ses membres avait les yeux tournés vers la meute qui arrivait. Certains de ses nez étaient tremblants.

Quatre membres de Flenser inclinèrent le chariot en avant pour aider celui aux oreilles blanches à descendre. Ravna s’aperçut que, sous la couverture, toute la partie arrière du membre faisait un angle bizarre avec le reste et n’avait aucune mobilité. Les cinq cous se dressèrent ensemble, comme s’ils appartenaient à une seule créature. Et la meute laissa entendre des trilles qui évoquaient, pour Ravna, des chants d’oiseaux étrangement mêlés et étranglés.

La traduction de Pérégrin suivit immédiatement, par la bouche du chiot perché sur l’épaule de Ravna, mais avec une nouvelle voix et une nouvelle intonation, celle du traître traditionnel des récits pour enfants, sardonique et incisive :