— Je vous salue bien bas…, génitrice. Cela fait des années.
Le Sculpteur ne répondit rien durant quelques instants. Puis elle émit à son tour quelques bruits de déglutition, et Pérégrin traduisit :
— Vous me reconnaissez ?
L’une des têtes de Flenser fit un mouvement brusque en direction de la reine.
— Pas les membres, naturellement. Mais l’âme est évidente.
Nouveau silence de la reine. Glose de Pérégrin :
— Pauvre Sculpteur. Je n’aurais jamais cru qu’elle perdrait ses moyens si facilement.
Abruptement, il se mit à parler à haute voix, en samnorsk, à l’adresse de Flenser.
— Votre âme à vous n’est pas si évidente à mes yeux, ô mon ex-compagnon de voyage. Vous ressemblez plutôt à Tyrathect, la timide institutrice des Longs Lacs.
Plusieurs têtes de la meute se tournèrent vers Pérégrin et Ravna. La créature répondit en excellent samnorsk, mais avec une voix enfantine.
— Bonjour à vous, Pérégrin. Bonjour à vous aussi, Ravna Bergsndot. Oui, je suis bien Flenser Tyrathect.
Les têtes se tournèrent obliquement vers le bas, les yeux clignant lentement.
— Bougre de vieux renard, grommela Pérégrin.
— Amdijefri va bien ? demanda soudain le Dépeceur.
— Hein ? demanda Ravna, qui n’avait tout d’abord pas reconnu le nom. Oui, oui, ils vont bien, ajouta-t-elle en hâte.
— Parfait.
Toutes les têtes se tournèrent alors vers la reine, et la créature poursuivit dans le langage des meutes, aussitôt traduit par Pérégrin :
— En bonne progéniture soucieuse de ses devoirs, je suis venu faire la paix avec mon géniteur, ce cher vieux Sculpteur.
— Il parle vraiment comme ça ? souffla Ravna à l’oreille du chiot perché sur son épaule.
— Hei, est-ce que j’ai l’habitude d’exagérer ?
La reine émit quelques bruits de déglutition, et Pérégrin imita sa voix humaine pour rapporter le reste de la conversation.
— La paix ? J’ai des doutes, Flenser. Le plus probable, c’est que vous voulez un répit pour vous refaire, afin d’avoir notre peau la prochaine fois.
— Un répit pour me refaire, c’est certain. Mais j’ai changé. La « timide institutrice » m’a… ramolli un peu. Chose que vous n’avez jamais réussi à faire, vous, ma génitrice.
— Hein ?
Pérégrin avait réussi à insuffler dans ce simple mot une intonation de surprise blessée.
— Vous n’y aviez jamais pensé, n’est-ce pas, Sculpteur ? Vous êtes la meute la plus brillante que l’on puisse trouver dans cette partie du monde, peut-être la plus brillante de tous les temps. Les meutes que vous avez procréées sont généralement brillantes, elles aussi, mais ne vous êtes-vous jamais posé de questions sur les plus réussies d’entre elles ? Vos créations ont été trop brillantes. Vous avez délibérément ignoré les problèmes de consanguinité et de… (quelque chose que je ne sais pas traduire). Et vous m’avez créé, moi. Avec toutes les… étrangetés qui vous ont tellement peinée depuis un siècle.
— J’ai… réfléchi à mes erreurs, et j’ai fait mieux depuis.
— Oui, avec Vendacious ? (Oh ! la la ! Regardez les têtes de la reine ! Ça lui a fait mal, on dirait !) Mais ce n’est rien, ce n’est rien. Vendacious a été probablement une autre sorte d’erreur. Le fait est que vous m’avez créé, moi, et que j’ai longtemps pensé que c’était là votre plus grand titre de génie. Mais à présent, je n’en suis plus si sûr. Je veux me racheter, vivre en paix.
Une tête se tourna brusquement vers Ravna, une autre vers le HdB, dans la direction de l’île Cachée.
— Il y a d’autres choses dans l’univers qui sollicitent notre génie, conclut-il.
— Voilà bien votre arrogance d’antan. Pourquoi devrais-je vous faire confiance plus que par le passé ?
— J’ai aidé à sauver les enfants. J’ai sauvé le vaisseau.
— Vous avez toujours été le plus grand opportuniste du monde.
Les têtes de Flenser les plus extérieures se rejetèrent en arrière.
— (C’est l’équivalent d’un haussement d’épaules, expliqua Pérégrin.) Vous avez l’avantage, ma génitrice, mais une partie de ma puissance est encore intacte dans le nord. Si vous ne faites pas la paix aujourd’hui, attendez-vous à de nouvelles décennies de guerres et de complots.
La réponse du Sculpteur fut un cri perçant.
— (C’est un signe d’irritation, au cas où vous ne l’auriez pas deviné.) Quelle impudence ! Je pourrais vous faire mettre à mort sur-le-champ, et m’assurer ainsi un siècle de paix certaine !
— Mais je suis sûr que vous ne me ferez pas de mal. Vous avez accepté de parlementer et de garantir mon intégrité physique, aussi bien séparément que globalement. S’il y a une chose dont votre âme a horreur, c’est le mensonge.
Les membres du Sculpteur qui étaient au fond baissèrent la tête tandis que les jeunes du premier rang s’avançaient vivement vers le Dépeceur.
— Nous nous sommes perdus de vue depuis plusieurs décennies, Flenser. Si vous êtes capable de changer, pourquoi pas moi ?
L’espace d’un instant, tous les membres de Flenser se figèrent. Puis une partie de lui se leva tranquillement et s’avança très lentement vers le Sculpteur. Les arbalétriers, de chaque côté du terrain de rencontre, levèrent leurs armes pour le mettre en joue, suivant ses mouvements. Flenser s’arrêta à cinq ou six mètres de la reine. Ses têtes oscillèrent d’un côté puis de l’autre, toute son attention concentrée sur le Sculpteur. Finalement, une voix étonnée, presque déconfite, murmura :
— Ce n’est pas impossible, en effet, Sculpteur, au bout de tous ces siècles… Vous auriez renoncé à vous-même ? Ces nouveaux ne seraient…
— Pas tous à moi ? Tout à fait exact, Flenser.
Pour une raison que Ravna ignorait, Pérégrin ricanait doucement à son oreille.
— Très bien, fit le Dépeceur en regagnant sa position précédente. Mais je veux toujours faire la paix.
— (Le Sculpteur a l’air surpris.) On dirait que vous avez vraiment changé, vous aussi. Combien d’entre vous appartiennent réellement à Flenser ?
Long moment de silence.
— Deux.
— Très bien… Si nous pouvons nous entendre, il y aura la paix.
On apporta des cartes. Le Sculpteur exigea de savoir où se trouvaient les troupes de Flenser. Elle demanda qu’elles soient désarmées et que deux ou trois de ses propres meutes, affectées à chaque unité, rendent compte par héliographe. Flenser renoncerait à ses manteaux-radios et devrait se soumettre à une observation constante. L’île Cachée et la Colline du Vaisseau seraient cédées au Sculpteur. De nouvelles frontières furent définies par les deux meutes, et les termes de la surveillance exercée par la reine dans les territoires qui resteraient à Flenser furent négociés pas à pas.
Le soleil atteignit son plus haut point dans le ciel méridional. Plus bas, dans les champs, les paysans avaient depuis longtemps renoncé à leur veille en colère. Les seules meutes encore vigilantes étaient les arbalétriers de la reine.
Finalement, Flenser leva les têtes des cartes étalées devant lui en disant :
— D’accord, d’accord, vous pourrez surveiller mes travaux. Il n’y aura plus d’expériences… sinistres. Je jouerai le rôle de gentil collecteur de connaissances… (est-ce du sarcasme ?) Comme vous.
Les têtes du Sculpteur se relevèrent avec un synchronisme légèrement décalé.
— Cela pourrait marcher. Avec les deux-pattes de mon côté, je suis prête à courir le risque.
Flenser se dressa sur ses pattes et aida son membre infirme à regagner le chariot. Puis il se retourna pour dire :
— Une dernière chose, ma chère. Un détail. J’ai tué deux membres d’Acier quand il a essayé de détruire le vaisseau de Jefri. (Il les a écrasés comme des punaises, en réalité. Nous savons maintenant comment il a eu ses blessures.) Détenez-vous ses autres membres ?
— Oui.
Ravna avait vu le reste d’Acier. Johanna et elle avaient examiné la plupart des blessés. Il devrait être possible d’adapter les installations médicales du HdB à la morphologie des Dards. Mais, dans le cas d’Acier, il y avait eu une part de curiosité vengeresse. Cette créature était responsable de tant de morts inutiles. Les vestiges d’Acier n’avaient pas vraiment besoin d’assistance médicale. Leurs blessures étaient superficielles (et auto-infligées, de l’avis de Johanna). Elles se résumaient à quelques égratignures et à une patte tordue. Mais la meute n’était plus qu’une chose pitoyable et presque embarrassante. Elle se blottissait au fond de son enclos, frissonnante de terreur, agitant continuellement les têtes de tous les côtés. De temps à autre, les mâchoires de la créature s’ouvraient et se refermaient à vide, et un membre courait vers la barrière, pour s’écrouler en chemin. Une meute de trois n’avait aucune intelligence selon les critères humains, mais celle-ci était capable de parler. Quand elle avait vu Ravna et Johanna, ses yeux s’étaient élargis, avec du blanc partout, et elle s’était mise à proférer des sons incohérents en samnorsk. Les mots représentaient un mélange de cauchemar où les menaces alternaient avec les supplications et avec cette litanie : « Pas les couteaux ! Pas les couteaux ! » La pauvre Johanna n’avait pas pu résister et s’était mise à pleurer. Durant toute une année, elle avait haï plus que tout au monde ce que représentait cette meute, et pourtant… « On dirait que ce sont des victimes eux aussi, avait-elle dit. Ce doit être insupportable d’être trois, mais personne ne les laissera jamais être plus. »
— Voilà, continua Flenser. J’aimerais qu’on me confie la garde de ces restes. Je…
— Jamais ! Celui-là était presque aussi rusé que vous, même si sa folie l’a conduit à sa perte. Il n’est pas question de vous laisser le reconstituer.
Flenser se regroupa pour regarder la reine de tous ses yeux. Sa « voix » était douce quand il répliqua :
— Je vous en prie, Sculpteur. Ce n’est pas grand-chose, mais je suis prêt à remettre tout en question (il repoussa les cartes d’un mouvement brusque de deux de ses museaux) si vous me refusez cela.
— (Tiens, tiens !)
Les arbalétriers furent soudain sur le qui-vive. Le Sculpteur contourna les cartes en se rapprochant assez près de Flenser pour que leurs bruits mentaux interfèrent. Elle rassembla ses têtes pour faire converger sur lui un regard acéré.
— Si ce n’est pas grand-chose pour vous, comme vous dites, pourquoi tout risquer là-dessus ?
Flenser tourna en rond durant quelques instants, ses membres s’arrêtant brusquement pour s’entre-regarder. C’était un comportement que Ravna observait pour la première fois.
— C’est mon affaire ! s’écria la meute. Acier est ma plus grande création. En un sens je suis fier de lui. Mais… j’en suis également responsable. N’avez-vous pas éprouvé la même chose à propos de Vendacious ?
— J’ai mes propres projets en ce qui concerne Vendacious, fit la reine d’un ton réticent.
— (En fait, Vendacious est toujours entier. Je crains bien que la reine ne lui ait fait trop de promesses pour arriver à grand-chose avec lui à présent.)
— Je veux corriger sur lui les torts que je lui ai causés. Vous ne comprenez pas ?
— Je comprends très bien. J’ai vu Acier et je connais vos méthodes. Le couteau, la douleur et la peur. Je ne vous laisserai pas recommencer !
Ravna eut l’impression d’entendre une faible musique monter du fond de la vallée, des accords mêlés qui ne ressemblaient à rien de ce qui lui était familier. Mais c’était Flenser qui répondait. Et la voix de Pérégrin, en traduisant, ne recelait aucune trace de sarcasme.
— Plus de couteaux, plus de dépeçages. Je garde mon nom parce que je laisse à d’autres le soin de le changer quand ils finiront par accepter le fait que, à sa manière, c’est… Tyrathect qui a gagné. Laissez-moi cette chance, Sculpteur. Je vous en supplie.
Les deux meutes se dévisagèrent durant plus de dix secondes. Ravna les regardait tour à tour, essayant de deviner la signification de leurs expressions. Personne ne disait rien. Elle n’avait même plus la voix de Pérégrin à son oreille pour spéculer sur le fait de savoir s’ils étaient en train d’assister à un mensonge ou à la mise à nu d’une âme nouvelle. Ce fut le Sculpteur qui trancha.
— Très bien. Je vous le laisse.