Выбрать главу

— Une dernière chose, ma chère. Un détail. J’ai tué deux membres d’Acier quand il a essayé de détruire le vaisseau de Jefri. (Il les a écrasés comme des punaises, en réalité. Nous savons maintenant comment il a eu ses blessures.) Détenez-vous ses autres membres ?

— Oui.

Ravna avait vu le reste d’Acier. Johanna et elle avaient examiné la plupart des blessés. Il devrait être possible d’adapter les installations médicales du HdB à la morphologie des Dards. Mais, dans le cas d’Acier, il y avait eu une part de curiosité vengeresse. Cette créature était responsable de tant de morts inutiles. Les vestiges d’Acier n’avaient pas vraiment besoin d’assistance médicale. Leurs blessures étaient superficielles (et auto-infligées, de l’avis de Johanna). Elles se résumaient à quelques égratignures et à une patte tordue. Mais la meute n’était plus qu’une chose pitoyable et presque embarrassante. Elle se blottissait au fond de son enclos, frissonnante de terreur, agitant continuellement les têtes de tous les côtés. De temps à autre, les mâchoires de la créature s’ouvraient et se refermaient à vide, et un membre courait vers la barrière, pour s’écrouler en chemin. Une meute de trois n’avait aucune intelligence selon les critères humains, mais celle-ci était capable de parler. Quand elle avait vu Ravna et Johanna, ses yeux s’étaient élargis, avec du blanc partout, et elle s’était mise à proférer des sons incohérents en samnorsk. Les mots représentaient un mélange de cauchemar où les menaces alternaient avec les supplications et avec cette litanie : « Pas les couteaux ! Pas les couteaux ! » La pauvre Johanna n’avait pas pu résister et s’était mise à pleurer. Durant toute une année, elle avait haï plus que tout au monde ce que représentait cette meute, et pourtant… « On dirait que ce sont des victimes eux aussi, avait-elle dit. Ce doit être insupportable d’être trois, mais personne ne les laissera jamais être plus. »

— Voilà, continua Flenser. J’aimerais qu’on me confie la garde de ces restes. Je…

— Jamais ! Celui-là était presque aussi rusé que vous, même si sa folie l’a conduit à sa perte. Il n’est pas question de vous laisser le reconstituer.

Flenser se regroupa pour regarder la reine de tous ses yeux. Sa « voix » était douce quand il répliqua :

— Je vous en prie, Sculpteur. Ce n’est pas grand-chose, mais je suis prêt à remettre tout en question (il repoussa les cartes d’un mouvement brusque de deux de ses museaux) si vous me refusez cela.

— (Tiens, tiens !)

Les arbalétriers furent soudain sur le qui-vive. Le Sculpteur contourna les cartes en se rapprochant assez près de Flenser pour que leurs bruits mentaux interfèrent. Elle rassembla ses têtes pour faire converger sur lui un regard acéré.

— Si ce n’est pas grand-chose pour vous, comme vous dites, pourquoi tout risquer là-dessus ?

Flenser tourna en rond durant quelques instants, ses membres s’arrêtant brusquement pour s’entre-regarder. C’était un comportement que Ravna observait pour la première fois.

— C’est mon affaire ! s’écria la meute. Acier est ma plus grande création. En un sens je suis fier de lui. Mais… j’en suis également responsable. N’avez-vous pas éprouvé la même chose à propos de Vendacious ?

— J’ai mes propres projets en ce qui concerne Vendacious, fit la reine d’un ton réticent.

— (En fait, Vendacious est toujours entier. Je crains bien que la reine ne lui ait fait trop de promesses pour arriver à grand-chose avec lui à présent.)

— Je veux corriger sur lui les torts que je lui ai causés. Vous ne comprenez pas ?

— Je comprends très bien. J’ai vu Acier et je connais vos méthodes. Le couteau, la douleur et la peur. Je ne vous laisserai pas recommencer !

Ravna eut l’impression d’entendre une faible musique monter du fond de la vallée, des accords mêlés qui ne ressemblaient à rien de ce qui lui était familier. Mais c’était Flenser qui répondait. Et la voix de Pérégrin, en traduisant, ne recelait aucune trace de sarcasme.

— Plus de couteaux, plus de dépeçages. Je garde mon nom parce que je laisse à d’autres le soin de le changer quand ils finiront par accepter le fait que, à sa manière, c’est… Tyrathect qui a gagné. Laissez-moi cette chance, Sculpteur. Je vous en supplie.

Les deux meutes se dévisagèrent durant plus de dix secondes. Ravna les regardait tour à tour, essayant de deviner la signification de leurs expressions. Personne ne disait rien. Elle n’avait même plus la voix de Pérégrin à son oreille pour spéculer sur le fait de savoir s’ils étaient en train d’assister à un mensonge ou à la mise à nu d’une âme nouvelle. Ce fut le Sculpteur qui trancha.

— Très bien. Je vous le laisse.

Pérégrin Wickwrackbal volait. Mille ans de légendes avaient marqué sa carrière de pèlerin, mais aucune n’arrivait à la hauteur de cet événement. Il aurait entonné un chant de triomphe s’il n’avait pas eu peur de traumatiser ses passagers déjà éprouvés par sa manière cahotante de piloter, qu’ils attribuaient à son inexpérience.

Il longea les nuages, les transperça et dansa au rythme d’une occasionnelle tempête. Combien d’heures n’avait-il pas passées, dans sa vie, à les contempler, à essayer d’évaluer leur profondeur ? Et voilà qu’il était parmi eux, qu’il explorait leurs creux, dans les creux leurs cathédrales de lumière.

Entre les masses cotonneuses, il apercevait, jusqu’à l’infini, le Grand Océan de l’Ouest. Grâce au soleil et aux instruments de navigation, il savait qu’ils avaient presque atteint l’équateur et qu’ils étaient déjà à quelque huit mille kilomètres au sud-ouest du Domaine du Sculpteur. Il y avait des îles là-bas, les images spatiales du HdB le montraient et ses propres souvenirs l’attestaient. Mais il y avait longtemps qu’il ne s’était pas aventuré ici, et il ne s’était pas attendu à revoir ces îles du vivant de ses membres actuels.

Et voilà qu’il y retournait maintenant. Par la voie des airs !

La chaloupe de débarquement du HdB était un engin merveilleux, encore plus étrange que quand il l’avait vu pour la première fois en action au milieu des combats. Bien sûr, ils n’avaient pas encore trouvé le moyen de le doter d’un pilotage automatique. Ils ne le feraient peut-être jamais. En attendant, il volait avec une électronique à peine plus sophistiquée que les commandes manuelles du passé. Les agravs eux-mêmes demandaient à être réglés continuellement, et les commandes étaient dispersées dans tout l’avant, à portée des appendices d’un Cavalier des Skrodes… ou des différents membres d’une meute. Avec l’aide des Visiteurs et de la documentation de bord, il lui avait fallu quelques jours pour maîtriser la technique de pilotage. Le tout était de bien savoir étaler son esprit sur les différentes tâches à coordonner. La période d’apprentissage avait été exaltante, un peu effrayante, aussi, avec des moments d’affolement où il perdait tout contrôle, et avec un épisode où une configuration insensée l’avait fait grimper à l’infini en accélérant, jusqu’à ce que la machine, finalement, devienne une extension docile de ses mâchoires et de ses pattes.

Depuis leur redescente des hauteurs purpurines et le début de leur sarabande au sommet des nuages, Ravna semblait de plus en plus mal à l’aise. À l’issue d’une série de bonds et de rebonds particulièrement éprouvants pour son estomac, elle demanda :

— Vous vous sentez capable de vous poser sans casse ? Nous aurions peut-être dû… remettre l’expérience à plus tard… jusqu’à ce que… humpf ! vous sachiez un peu mieux piloter.

— Mais oui, mais oui. Nous sortirons bientôt de cette… hum… turbulence.