— Quelle chance extraordinaire que d’avoir vieilli, d’avoir eu à me renouveler, et de vous avoir trouvé juste au moment où vous représentiez le changement dont nous avions besoin…
L’attention de Pérégrin revint peu à peu au présent et à Ravna. L’humaine lui souriait toujours d’un drôle d’air. Elle avança la main pour lui toucher une tête.
— Esprit médiéval, vraiment.
Ils demeurèrent encore deux heures à l’ombre des fougères. La marée montait peu à peu. Bien que ce fût le milieu de l’après-midi, le soleil déclinant était aussi haut dans le ciel qu’il pouvait l’être en plein midi dans le royaume du Sculpteur. D’une certaine manière, la qualité de la lumière et le mouvement de l’astre du jour étaient ce qu’il y avait de plus étrange dans le paysage. Les rayons tombaient trop droit, rien à voir avec la douce lumière oblique de l’après-midi arctique. Il avait presque oublié comment c’était dans le pays du Bref Crépuscule.
À présent, les vagues dépassaient de trente mètres l’endroit où ils avaient déposé Tige Verte. Le croissant de lune suivait le soleil dans sa course vers l’horizon. La mer ne monterait pas davantage. Ravna se leva, abritant ses yeux contre la clarté du soleil.
— Il est temps de rentrer, dit-elle.
— Vous croyez que tout ira bien pour elle ?
Ravna hocha la tête.
— Elle a eu le temps de recenser les substances toxiques éventuelles ainsi que la plupart des poisons. De plus, elle est armée.
Entourée par la meute, elle grimpa vers la crête de l’atoll au milieu des fougères géantes. Pérégrin se retournait de temps à autre pour regarder la mer. Tige Verte était presque totalement immergée. L’endroit où elle se trouvait était balayé par de grosses lames, et il n’y avait plus d’écume à la surface. La dernière fois qu’il la vit, elle était dans un creux derrière une déferlante, et la surface lisse de la mer fut brisée un instant par deux de ses plus longs appendices dont le bout s’agitait doucement, comme pour leur dire adieu.
L’été prit peu à peu congé du territoire qui entourait l’île Cachée. Il y eut quelques pluies, et les feux de brousse cessèrent. Il y aurait même une récolte, malgré la guerre et la sécheresse. Chaque jour sans nuit, le soleil descendait un peu plus bas derrière les collines du nord, et le crépuscule s’allongeait, jusqu’à ce que la vraie nuit revienne, avec les étoiles.
Un étrange concours de circonstances voulut que plusieurs choses surviennent en même temps la dernière nuit d’été. Ravna avait conduit les enfants dans la campagne qui entourait le Château du Vaisseau. Il n’y avait là ni agglomérations ni signe d’industrie préspatiale. Rien qui pût occulter les cieux à l’exception d’une subtile lueur rosée, au nord, qui aurait pu passer pour un crépuscule attardé ou, peut-être, une aurore boréale. Ravna prit une inspiration profonde. Il n’y avait pas le moindre reste de cendre dans l’air frais et sec, qui annonçait déjà l’hiver.
— La neige t’arrivera aux épaules, Ravna ! s’écria Jefri avec enthousiasme. Tu aimeras ça, tu verras.
La tache pâle de son visage semblait scruter, elle aussi, le ciel.
— Ce n’est pas toujours marrant, la neige, fit Johanna Olsndot.
Elle n’avait pas protesté quand son frère avait insisté pour qu’elle vienne ici, mais Ravna savait qu’elle aurait préféré rester dans l’île Cachée pour préparer la journée du lendemain.
Comprenant son embarras, Jefri – ou plutôt non, c’était Amdi qui parlait, maintenant… ces deux-là ne guériraient jamais de leur manie de se faire passer l’un pour l’autre – déclara d’une voix douce :
— Ne t’en fais pas, sœurette. On t’aidera.
Ils restèrent un bon moment sans rien dire. Ravna se tourna vers le bas de la colline. Il faisait trop sombre, à présent, pour voir le fjord et les îles, six cents mètres plus bas. Mais les torches des remparts de l’île Cachée indiquaient l’emplacement du château. Dans la vieille cour intérieure d’Acier, sur laquelle régnait maintenant le Sculpteur, ils avaient réuni tous les cryosarcophages du vaisseau qui fonctionnaient encore. Cent cinquante et un enfants attendaient d’être réveillés. C’étaient les derniers survivants de Straum. Johanna affirmait qu’on pouvait en sauver la majeure partie en agissant immédiatement. La reine était enthousiaste à cette idée. De larges sections du château avaient été spécialement réaménagées pour accueillir les enfants. L’île Cachée était parfaitement abritée du vent, sinon de la neige de l’hiver. S’ils revivaient, les enfants n’auraient aucun mal à s’adapter ici. Ravna adorait Jefri, Johanna et Amdi, mais pourrait-elle s’occuper de cent cinquante et un enfants supplémentaires ? Le Sculpteur n’avait aucune réticence. Elle avait prévu la construction d’une école où les Dards apprendraient à connaître les humains et inversement. En observant Amdi et Jefri, Ravna avait une idée de ce qui pourrait sortir d’un tel projet. Ces deux-là étaient plus proches l’un de l’autre que tous les autres enfants qu’elle avait jamais connus, et leurs compétences s’additionnaient. Il ne s’agissait pas seulement du don qu’avaient les chiots pour les maths. Leurs compétences s’étendaient à beaucoup d’autres domaines.
Les humains et les meutes allaient très bien ensemble, et le Sculpteur avait l’intelligence de vouloir exploiter la chose. Ravna aimait beaucoup la reine, et elle aimait encore plus Pérégrin. Mais ce seraient les meutes, au bout du compte, qui bénéficieraient le plus de cette association. Le Sculpteur comprenait sans peine les limitations de sa race.
L’histoire des Dards remontait au moins à dix mille ans. Malgré cela, ils étaient restés prisonniers de cultures qui n’avaient guère évolué. Leur intelligence était vive, mais ils avaient un gros désavantage. Ils ne pouvaient pas coopérer de près sans perdre cette intelligence. Leur civilisation était faite d’esprits isolés, obligatoirement introvertis, qui ne pouvaient progresser au-delà de certaines limites. L’avidité manifestée par Pérégrin, Scrupilo et les autres pour les contacts humains en était bien la preuve.
À la longue, nous allons pouvoir sortir les Dards de ce cul-de-sac.
Amdi et Jefri étaient en train de glousser à propos de quelque chose. La meute envoyait courir des membres presque à la limite de la conscience. Ces jours derniers, Ravna avait appris que le grain de folie qui caractérisait les activités de la meute était une spécialité d’Amdi, et que sa réserve initiale était due au chagrin que lui avait causé Acier. Qu’un monstre pareil ait pu susciter un tel amour chez ces chiots était à la mesure de la perversité étonnante du personnage.
— Regarde bien partout à la fois ! Dis-moi vite où ! s’écria Jefri.
Un silence. Puis, de nouveau, la voix de Jefri :
— Là-bas !
— À quoi jouez-vous ? demanda Johanna avec la voix exaspérée d’une grande sœur.
— À repérer les météores, répondit l’un des deux. Je regarde partout, et je préviens Jefri – là ! – dès que j’en aperçois un.
Ravna n’avait rien vu, mais le jeune garçon avait fait abruptement volte-face au signal de son ami.
— Oui, oui ! fit la voix de Jefri. Altitude quarante kilomètres. Vitesse…
La voix des deux murmura des choses inintelligibles durant quelques secondes. Même avec une vision multiple, comment pouvaient-ils évaluer l’altitude ?
Ravna s’assit dans un creux formé par la mousse. Les autochtones lui avaient fabriqué une parka confortable. Elle sentait à peine l’humidité du sol. Au-dessus d’elle, les étoiles. C’était le moment de penser, de méditer au calme avant les activités prévues pour le lendemain.