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— Depuis combien de temps est-il là… ou bien elle ? demanda-t-elle.

Grondr cliqueta quelque chose, entre le sourire et le rire.

— Un peu plus d’un siècle. Mais il n’y a que quelques jours que nous nous sommes aperçus de sa présence.

Les images autour de lui changèrent. Ravna reconnut le « grenier » du Relais, un dépotoir de vaisseaux abandonnés et de modules de transport flottant à peine à quelques milliers de secondes-lumière des archives.

— Nous recevons quantité de trafic à sens unique, qu’on nous fait parvenir dans l’espoir que nous achèterons ou vendrons en consignation.

L’image en gros plan d’un vaisseau décrépit apparut. Il devait faire deux cents mètres de long, avec une taille de guêpe destinée à recevoir un propulseur ramscoop. Ses arêtes d’ultrapoussée étaient réduites à l’état de moignons.

— Un racleur de fond ? demanda Ravna.

Grondr émit un cliquetis négatif.

— Un dragueur. Il a environ trente mille ans. Il a passé les deux tiers de ce temps à pénétrer au cœur des Lenteurs, et dix mille ans dans les Profondeurs Inconscientes.

Elle voyait maintenant en gros plan les cratères qui émaillaient la coque, résultat d’une érosion relativiste étalée sur des millénaires. Même sans équipage, de telles expéditions étaient rares. Les matériels dédiés à une pénétration profonde ne pouvaient pas regagner l’En delà du vivant de leurs constructeurs. Certains ne pouvaient même pas retourner du vivant de leur race. Ceux qui organisaient de telles missions devaient être un peu tarés. Par contre, ceux qui récupéraient le matériel pouvaient gagner une fortune.

— Celui-ci vient de très loin, même si ce n’est pas tout à fait une prouesse. Il n’a rien découvert de très intéressant dans les Profondeurs Inconscientes. Ce qui n’est guère surprenant étant donné que les dispositifs automatiques les plus simples ne fonctionnent pas dans ce secteur. Nous avons pu vendre la cargaison sans problème. Le reste a été répertorié, puis oublié… jusqu’à ce qu’éclate l’affaire straumlienne.

La vue spatiale disparut, remplacée par un étalage clinique de membres et de différentes parties du corps qui paraissaient on ne peut plus humains.

— Dans un système solaire situé au Fin Fond des Lenteurs, la drague a découvert une épave. Celle-ci n’était dotée d’aucune installation d’ultrapoussée. Il s’agissait d’un modèle conçu uniquement pour les Lenteurs. Le système solaire était inhabité. Notre hypothèse est que le vaisseau avait un défaut de fabrication. Il est également possible que l’équipage ait été affecté par les Profondeurs. Quoi qu’il en soit, il s’est retrouvé à l’état de bouillie congelée.

Tragédie au fond des Lenteurs, datant de plusieurs milliers d’années. Ravna se força à détourner les yeux du carnage.

— Vous avez l’intention de vendre ça à votre visiteur ?

— J’ai mieux encore. En furetant un peu, nous avons découvert une erreur de taille dans le catalogue. L’un des macchabées était presque intact. Nous l’avons rafistolé avec des parties des autres. Cela a coûté très cher, mais nous avons fini par obtenir un humain vivant.

L’image s’anima de nouveau, et Ravna retint sa respiration. Dans l’animation médicale, les parties de corps se rejoignirent pour s’assembler. Un corps humain fut constitué, un peu couturé au ventre. Les pièces se soudèrent, et… ce n’était pas une femme. L’homme flottait horizontalement dans les airs, nu et au complet, comme endormi. Ravna ne pouvait avoir aucun doute sur son humanité. Mais toute l’humanité de l’En delà descendait de la race nyjoraine, et ce spécimen-là n’avait visiblement pas le même héritage. Sa peau était d’un gris cendré au lieu d’être brune. Ses cheveux étaient d’un brun roux flamboyant, une couleur qu’elle n’avait vue que dans les livres d’histoire prényjoraine. Les os de son visage étaient légèrement différents de ceux des humains modernes. Ces petits détails le rendaient encore plus frappant d’aspect que les créatures non humaines avec qui Ravna travaillait.

L’homme avait maintenant des vêtements. Elle n’avait pas envie de sourire malgré l’absurdité du costume que Grondr ’Kalir lui avait choisi. Il datait de l’époque nyjoraine, et comportait une épée et un pistolet à un coup. Un Prince au Bois Dormant venu tout droit de l’Ère des Princesses.

— Contemplez le protohumain, murmura Grondr.

7

« Relais » est un nom de lieu des plus communs. Il a une signification dans n’importe quel environnement ou presque. Comme « Villeneuve » ou « Nouvelle », il revient inlassablement chaque fois qu’une colonie s’installe ou participe à un réseau de communications. Même si vous traversez un milliard d’années-lumière ou d’années tout court, vous retrouverez ces noms chez toutes les races d’intelligence naturelle.

Mais à l’époque dont il est question, il y avait un « Relais » qui éclipsait tous les autres. Ce lieu figurait dans les listes de routage de deux pour cent de tout le trafic du Réseau Connu. Situé à vingt mille années-lumière du plan galactique, le Relais avait une vue plongeante et imprenable sur trente pour cent de l’En delà, parmi lesquels un bon nombre de systèmes stellaires situés tout au fond, où les vaisseaux ne peuvent progresser qu’à raison d’une année-lumière par jour. Quelques systèmes solaires métallifères étaient également bien placés et en concurrence, mais là où d’autres civilisations se lassaient, ou allaient établir des colonies dans la Transcendance, ou encore mouraient dans une apocalypse, l’Organisation Vrinimi perdurait. Au bout de cinquante mille ans, il y avait encore parmi ses membres plusieurs races de l’Org des origines.

Aucune n’occupait une place prépondérante, mais la politique et les points de vue de l’époque de la fondation demeuraient. Situation et durabilité avaient fait du Relais l’un des principaux intermédiaires dans les contacts avec les Magellan et l’un des rares sites possédant une liaison quelconque avec l’En delà dans la galaxie du Sculpteur.

Sur Sjandra Kei, le Relais jouissait d’une réputation fabuleuse. Durant ses deux années de stage, Ravna en était même arrivée à conclure que la réalité dépassait cette réputation. Le Relais était situé dans le Moyen En delà. La seule chose exportée par l’Organisation était sa fonction de relais et d’accès à l’archive locale. Cependant, elle importait les meilleurs matériels biologiques et informatiques en provenance de l’En delà Supérieur. Les Docks du Relais constituaient une extravagance uniquement accessible aux plus riches. Ils s’étendaient sur mille kilomètres avec leurs hangars, leurs chantiers de réparation, leurs centres de transit des marchandises, leurs parcs et leurs terrains de jeux. Il existait des habitats plus vastes, même à Sjandra Kei, mais les Docks n’étaient nullement en orbite. Ils flottaient à mille kilomètres au-dessus de la Surface sur le plus puissant agrav que Ravna eût jamais vu. Le revenu annuel d’un académicien de Sjandra Kei eût à peine suffi à financer l’achat d’un mètre carré de substance agrav, dont la durée de vie ne dépassait peut-être pas un an. Et il y avait ici des millions d’hectares de ce produit, qui maintenaient des milliards de tonnes en suspens. Rien que pour remplacer les tissus morts, il fallait déjà un volume d’échanges commerciaux avec l’En delà Supérieur qui dépassait le budget total de la plupart des amas stellaires.

Et j’ai maintenant mon bureau ici.

Travailler directement sous les ordres de Grondr ’Kalir avait indéniablement ses avantages. Elle se laissa aller en arrière dans son fauteuil et contempla la vue sur l’océan central. À l’altitude où se trouvaient les Docks, la gravité était encore de trois quarts de g. Les fontaines à air maintenaient une atmosphère respirable au-dessus de la partie centrale de la plate-forme. La veille, elle avait fait de la voile sur la mer aux eaux limpides et transparentes. C’était une expérience véritablement étrange que de voir des nuages sous sa coque et des étoiles au-dessus de sa tête dans un ciel indigo.