Elle avait fait augmenter un peu la houle ce matin. C’était facile, il suffisait de réduire légèrement les agravs dans le bassin. Cela produisait un bruit de ressac régulier sur son rivage. Même à trente mètres de l’eau, l’air avait une odeur de sel. Et des moutons s’étaient formés au large.
Elle contempla avec attention la silhouette qui marchait lentement vers elle sur la plage. Quelques semaines plus tôt, elle n’aurait jamais pu penser, même en rêve, à une telle situation. Elle travaillait à l’archive, plongée dans son travail de mise à jour, heureuse de pouvoir manipuler l’une des plus grandes bases de données du Réseau Connu. Et aujourd’hui, tout se passait comme si la boucle avait été bouclée, comme si elle était revenue à ses rêves d’enfance et d’aventures. Le seul problème était qu’elle avait quelquefois l’impression de faire partie des méchants. Pham Nuwen était une personne vivante et non une marchandise à vendre.
Elle se leva pour aller à la rencontre de son visiteur aux cheveux roux.
Il ne portait pas l’épée ni le pistolet de l’animation fantaisiste de Grondr, mais ses vêtements en tissu grossier évoquaient l’aventure des temps passés. Il avait une démarche paresseuse et confiante. Depuis sa rencontre avec Grondr, elle s’était documentée sur l’anthropologie de la Vieille Terre. Les cheveux roux et les yeux bridés s’y rencontraient, quoique rarement chez le même individu. Sa peau cendrée ne serait certainement pas passée inaperçue parmi les habitants de la Terre. Ce gaillard était, tout autant qu’elle, le produit d’une évolution post-terrestre.
Il s’arrêta à une longueur de bras de distance et lui adressa un sourire oblique.
— Vous avez l’air bien humaine. Ravna Bergsndot ?
Elle sourit en hochant la tête.
— Mr. Pham Nuwen ?
— C’est bien moi. Nous sommes très doués, tous les deux, pour les devinettes.
Il se glissa devant elle pour gagner l’ombre de l’intérieur de son bureau. Il ne manquait pas de culot. Elle le suivit, hésitante quant au protocole. Avec un humain, il n’aurait pas dû y avoir de problème.
Finalement, l’entrevue se passa très bien. Il y avait plus de trente jours que Pham Nuwen avait été ressuscité. Une grande partie de ce temps avait été consacrée à des cours de langue accélérés. Il fallait qu’il soit particulièrement doué. Il parlait déjà le jargon triskweline du monde des affaires avec une verve bon enfant. Il était, en fait, adorable comme tout. Ravna avait quitté Sjandra Kei depuis deux ans. Il lui restait encore un an de stage à faire. Elle s’était bien débrouillée jusque-là, et elle avait ici d’excellents amis, comme Egravan ou Sarale, mais le fait de parler à cet homme lui faisait éprouver une nostalgie atroce. Dans un certain sens, il était plus inhumain que n’importe quoi d’autre au Relais. Mais dans un autre, elle aurait eu envie de l’attirer contre elle et de l’embrasser pour chasser de ses lèvres ce sourire trop confiant.
Grondr Vrinimikalir avait dit la vérité sur Pham Nuwen. Il était littéralement enthousiasmé par les projets de l’Organisation à son égard. En théorie, cela signifiait qu’elle pouvait continuer d’accomplir sa tâche ici la conscience tranquille. Mais en fait…
— Mr. Nuwen, je suis chargée de faciliter votre adaptation à votre nouveau monde. Je sais qu’on vous bombarde, depuis quelques jours, de formations accélérées de toutes sortes, mais il y a des limites aux capacités d’absorption d’un individu.
Le rouquin eut un sourire.
— Appelez-moi Pham. C’est sûr, j’ai parfois l’impression d’être un fourre-tout rempli à craquer. Mon sommeil est ponctué de petites voix. J’apprends énormément de choses dont je n’ai pas la moindre expérience. Le plus grave, c’est que tout cet « enseignement » est ciblé. Vrinimi peut m’inculquer n’importe quoi, je suis un sujet parfait. C’est la raison pour laquelle j’apprends en ce moment à utiliser la bibliothèque locale, et j’ai insisté pour qu’ils me trouvent quelqu’un comme vous. Ah ! reprit-il en voyant la surprise se dessiner sur ses traits. Vous n’étiez pas au courant ? C’est que, en discutant avec de vraies personnes, j’ai plus de chances de percevoir des choses qui n’étaient pas programmées depuis le début. J’ai toujours su très bien interpréter la nature humaine. Je crois pouvoir vous lire sans problème.
Il eut un sourire qui montrait qu’il comprenait à quel point il était horripilant.
Ravna leva les yeux pour contempler les corolles vertes des arbres de la plage. Ce crétin méritait peut-être le sort qui l’attendait.
— Vous avez donc une grande expérience des rapports avec les gens ?
— Compte tenu des limitations des Lenteurs, j’ai pas mal roulé ma bosse, Ravna. Je sais que je ne les parais pas, mais j’ai soixante-sept ans en temps subjectif. Je suis reconnaissant à votre Organisation de m’avoir si bien décongelé. (Il ôta un chapeau imaginaire dans sa direction.) Mon dernier voyage a duré plus de mille années objectives. J’étais Programmeur d’Armes sur un longue-distance du Qeng Ho.
Ses yeux s’élargirent brusquement, et il prononça une suite de sons inintelligibles. L’espace d’un instant, il parut presque vulnérable.
— La mémoire ? demanda Ravna.
Il acquiesça.
— Merde. Pour ça, je n’ai pas de compliments à faire à l’Org.
Pham Nuwen avait été cryonisé à la suite d’une mort violente et non de manière délibérée. C’était pratiquement un miracle que l’Organisation Vrinimi eût réussi à le faire revenir, tout au moins avec les moyens technologiques du Moyen En delà. Mais la mémoire était la chose la plus délicate. La base chimique des mécanismes mémoriels résiste mal à une cryonisation improvisée.
Le problème était assez grave pour réduire d’un cran ou deux la suffisance d’un Pham Nuwen. Elle avait pitié de lui.
— Tout n’est peut-être pas perdu. Il vous faudra trouver des approches différentes.
— Je sais. J’ai suivi une formation pour cela. Essayer de commencer par quelque chose de complètement nouveau, remonter obliquement vers ce qu’on ne peut retrouver par un chemin direct… C’est toujours mieux que d’être mort.
Une partie de son assurance lui était revenue, mais à un niveau étouffé, tout à fait charmant. Ils discutèrent encore un bon moment. Quand il ne se souvenait pas d’un point, il faisait des efforts pour le contourner.
Graduellement, Ravna s’aperçut qu’elle ressentait en sa présence quelque chose qu’elle n’aurait jamais cru éprouver un jour devant un Lentier. Elle était impressionnée. En une seule existence, Pham Nuwen avait accompli virtuellement tout ce qu’il était possible d’accomplir pour une créature des Lenteurs. Toute sa vie, elle avait eu pitié des civilisations prises au piège de ces régions. Elles n’avaient aucune chance de connaître la gloire ni, peut-être, la vérité. Pourtant, aidé sans doute par le hasard, par ses propres mérites et par la force de sa volonté, cet homme avait franchi barrière après barrière. Grondr était-il au courant de cela lorsqu’il l’avait représenté une épée et un pistolet à la main ? Pham Nuwen était réellement un barbare, né sur un monde colonial déchu qu’il appelait Canberra. L’endroit devait ressembler, d’après ce qu’il disait, à la Nyjora médiévale, mais sans le matriarcat. Il était le plus jeune fils d’un roi. Il avait grandi au milieu des épées, du poison et des intrigues de cour, vécu dans des châteaux de pierre au bord d’un océan très froid. Sans doute le destin de ce petit prince aurait-il été de se faire assassiner – ou de devenir roi – si la vie avait continué pour lui au même rythme médiéval. Mais il avait à peine treize ans lorsque tout avait changé. Un monde où les avions et la radio n’existaient qu’à l’état de légende s’était soudain trouvé aux prises avec les négociants interstellaires. Une année de commerce avait suffi pour que le régime féodal de Canberra capote.