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L’expédition avait duré mille ans. Ils s’étaient enfoncés de deux cent cinquante années-lumière en direction du cœur de la galaxie. Le territoire Qeng Ho était plus près que la Vieille Terre du Fin Fond des Lenteurs, et ils s’étaient enfoncés encore davantage. Mais c’est par pure malchance qu’ils arrivèrent à la lisière des Profondeurs au bout d’à peine deux cent cinquante années-lumière de voyage. L’Oiseau Fou avait perdu, peu à peu, le contact avec les autres vaisseaux de sa flotte. Parfois, cela se produisait subitement, sans aucun avertissement. Dans d’autres cas, ils attribuaient cela à une panne d’ordinateur ou, tout simplement, à un acte d’incompétence. Les survivants reconnaissaient un schéma commun et pensaient, tout naturellement, qu’il s’agissait des mêmes défaillances de composants. Personne ne songeait à relier le problème à la région de l’espace où ils venaient d’entrer.

— Abandonnant les vitesses ramscoops, nous trouvâmes un système solaire avec une planète habitable. Nous avions perdu tous les autres. Ce qui se passa alors n’est pas très clair pour moi. (Il eut un petit rire sec.) Nous devions être juste à la lisière, hébétés, avec un QI tournant autour de 60. Je me souviens vaguement d’avoir touché aux équipements de vie. C’est probablement ce qui nous a tués.

Durant un bref instant, il prit un air attristé et dérouté. Puis il haussa les épaules.

— Tout ce que je sais, c’est que je me suis réveillé ensuite dans les tendres griffes de l’Organisation Vrinimi, chez vous, où les voyages supraluminiques sont possibles… Et j’entrevois à présent la lisière du Paradis.

Ravna demeura muette durant un bon moment. Elle contemplait la plage et l’océan. Ils avaient parlé longtemps. Le soleil pointait sous les corolles des arbres, illuminant son bureau d’une lumière rasante. Grondr se rendait-il compte de ce qu’il avait là ? Pratiquement tout ce qui venait de la Zone des Lenteurs avait une valeur d’objet de collection. Un être humain qui venait d’en sortir avait un prix inestimable. Pham Nuwen était peut-être un cas unique. Il avait à lui seul vu plus de choses que certaines civilisations tout entières. Par-dessus le marché, il s’était aventuré dans les Profondeurs. Elle comprenait, maintenant, pourquoi il faisait tant de cas de la Transcendance et lui donnait le nom de « Paradis ». Ce n’était pas tout à fait par naïveté, ni à cause d’une défaillance dans les programmes d’enseignement de l’Organisation. Pham Nuwen avait déjà connu deux transformations majeures. De l’état d’homme prétechnologique, il était passé à celui de voyageur interstellaire ; et dans un second stade, il était devenu citoyen de l’En delà. Chaque bond dépassait l’imagination. Et il entrevoyait maintenant une troisième transformation, pour laquelle il était tout à fait prêt à se vendre.

Pourquoi, dans ces circonstances, risquer mon job à essayer de le faire changer d’avis ?

— Vous pourriez retarder un peu votre décision de partir pour la Transcendance, Pham. Pourquoi vous précipiter ? Prenez le temps de comprendre ce que représente l’En delà. Vous seriez accueilli à bras ouverts dans n’importe laquelle de nos civilisations ou presque. Sur plus d’un monde humain, vous seriez adulé comme la merveille de l’époque.

Exemple d’une humanité non nyjoraine. Les médias locaux de Sjandra Kei avaient jugé Ravna exceptionnellement ambitieuse quand elle avait choisi de faire son stage à vingt mille années-lumière de sa planète. Quand elle serait de retour, on lui proposerait toutes les situations qu’elle voudrait sur une bonne douzaine de mondes. Et ce n’était rien en comparaison de Pham Nuwen. Il y avait des gens assez riches pour lui donner une planète entière s’il acceptait de rester.

— Vous n’auriez qu’à dire quel est votre prix.

Le sourire goguenard du rouquin s’élargit.

— Vous ne comprenez pas. J’ai déjà fixé mon prix. Et j’ai l’impression que Vrinimi est en mesure de me donner satisfaction.

J’aimerais vraiment lui ôter ce sourire des lèvres, se dit Ravna. Le billet aller de Nuwen pour la Transcendance était fondé sur l’intérêt soudain qu’avait éprouvé une Puissance pour la Perversion Straumlienne. L’ego de cet innocent risquait de finir étalé dans un million de cubes de mort destinés à des millions de millions de simulations sur la nature humaine.

Grondr l’appela moins de cinq minutes après le départ de Pham Nuwen. Ravna savait que l’Org épierait leur conversation, et elle avait déjà fait part à Grondr de ses réticences concernant la « vente » d’un sophonte. Néanmoins, elle était un peu nerveuse de le voir.

— Quand doit-il partir pour la Transcendance ?

Grondr se frotta les papilles oculaires. Il ne semblait pas irrité.

— Pas avant une dizaine ou une vingtaine de jours, dit-il. La Puissance qui négocie avec nous s’intéresse davantage à nos archives et à ce qui transite par notre Relais. Quant à l’humain, malgré son enthousiasme à l’idée de partir, il fait preuve de beaucoup de prudence en la matière.

— Ah oui ?

— Il insiste pour disposer d’une bibliothèque et avoir libre accès au système. Il a bavardé, ici et là, avec de nombreux employés des Docks. Il a insisté tout particulièrement pour vous rencontrer.

Ses pièces buccales cliquetèrent un sourire.

— N’ayez pas peur de lui parler franchement. En gros, il essaie de se prémunir contre une mauvaise surprise. Si vous lui tenez le langage du pire, il nous fera un peu plus confiance.

Elle commençait à comprendre pourquoi Grondr était si sûr de lui. Mais Pham Nuwen avait la tête dure.

— Entendu, monsieur. Il m’a demandé de lui faire visiter ce soir le Quartier des Étrangers.

Comme si tu ne le savais pas déjà.

— Parfait. Si le reste de la négociation pouvait se passer aussi bien…

Il se détourna, de telle sorte que seules ses papilles oculaires périphériques demeuraient orientées dans sa direction. Il était entouré d’indicateurs d’état concernant les communications de l’Org et les opérations sur les bases de données. D’après ce qu’elle voyait, l’activité était fébrile.

— Je ne devrais sans doute pas en parler, reprit-il, mais vous pourriez peut-être nous aider grandement. Les affaires vont très bien en ce moment. (La nouvelle ne semblait guère le réjouir.) Neuf civilisations de l’En delà Supérieur nous demandent de leur fournir des données sur large bande. Ce n’est pas tant cela qui nous cause des problèmes. Mais la Puissance qui nous a envoyé son vaisseau…

Impulsivement, avec le sentiment de commettre un manquement qui l’aurait pétrifiée d’horreur quelques jours plus tôt, Ravna l’interrompit.

— Quelle est donc cette Puissance dont vous parlez ? Ne serait-ce pas une manifestation de la fameuse Perversion Straumlienne, par hasard ?

L’idée que c’était cela qui allait emmener le rouquin lui donnait le frisson.

— Non, à moins que toutes les Puissances ne se soient laissé jouer elles aussi. Nos services commerciaux appellent le visiteur, simplement : « Le Vieux ». (Il sourit.) C’est une manière de jouer sur le mot, mais elle est appropriée. Il y a onze ans que nous le connaissons.

Personne ne savait au juste combien de temps vivaient les créatures de la Transcendance, mais rares étaient les Puissances qui restaient en communication durant plus de cinq ou dix ans. Elles se désintéressaient complètement, ou se transformaient en quelque chose de différent. Peut-être mouraient-elles pour de bon. Un million d’explications étaient avancées sur la question, parmi lesquelles des milliers qui étaient censées provenir directement des Puissances en question. Ravna était d’avis que la plus simple était la vraie. L’intelligence est la servante de la flexibilité et du changement. Les animaux ne peuvent pas changer plus vite que l’évolution naturelle. Les races de type humain, lorsqu’elles ont accompli leur ascension technologique, atteignent les limites de leur secteur en l’espace de quelques milliers d’années. Dans la Transcendance, la superhumanité peut arriver si vite que ses créateurs sont détruits dans le processus. Il n’était pas du tout surprenant, dans ces conditions, que les Puissances elles-mêmes fussent si évanescentes.