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La résidence de Ravna se trouvait en bordure des Docks, à un endroit où les fontaines à air ne servaient à rien. La tour où elle avait son appartement s’élevait dans le vide total. Ils se laissèrent descendre jusqu’à son balcon, troquant l’atmosphère de leur combinaison contre celle de l’appartement. Les lèvres de Ravna étaient animées d’une vie autonome, expliquant que la résidence lui avait été attribuée quand elle travaillait encore à l’archive, et que ce n’était rien en comparaison de son nouveau bureau. Pham Nuwen hochait la tête d’un air impassible. Ses remarques spirituelles du début avaient totalement cessé.

Elle continua de bavarder sur le même ton jusqu’à ce qu’ils fussent à l’intérieur et que…

Ils se regardèrent en silence. D’une certaine manière, elle voulait ce clown depuis l’instant où elle l’avait vu pour la première fois dans la ridicule animation de Grondr. Mais ce n’était que tout à l’heure, à la Société des Errants, qu’elle avait jugé convenable de le ramener chez elle.

— Bon, eh bien… euh…

Et alors, ma petite Ravna, la princesse vorace, où est passée ta langue à présent ?

Elle adopta le compromis de poser sa main sur la sienne. Pham Nuwen lui sourit, timide lui aussi, par toutes les Puissances !

— C’est agréable, ici, dit-il.

— La décoration est techno-primitive. La situation, au bout des Docks, a ses avantages. La vue naturelle n’est pas trop gâchée par les lumières de la ville. Venez, je vais vous montrer.

Elle baissa les lumières et écarta les rideaux. La fenêtre était une simple transparence naturelle, à l’extrémité des Docks. Normalement, le spectacle, ce soir, devait être grandiose. Le ciel était déjà très noir quand elle était rentrée de la Compagnie. Les usines du système devaient être à l’arrêt ou cachées derrière la Surface. Même la circulation des vaisseaux semblait réduite.

Elle retourna près de Pham. La fenêtre était un vague rectangle dans sa vision.

— Il faut au moins une minute pour que les yeux s’habituent, dit-elle. Il n’y a aucune amplification.

La courbe de la Surface était à présent très claire. Les nuages étaient parsemés de paillettes de lumière. Elle glissa le bras contre son dos et sentit le sien, quelques instants plus tard, sur son épaule.

Elle ne s’était pas trompée. Ce soir, la Galaxie était maîtresse du ciel. C’était un spectacle que les anciens de Vrinimi ignoraient souverainement. Pour elle, c’était la plus belle chose que le Relais avait à offrir. Sans amplification, la lumière était d’une douceur extrême. Vingt mille années-lumière, c’était loin, très loin. Au début, on ne voyait qu’une sorte de brouillard, puis une étoile par-ci, par-là. À mesure que l’œil s’adaptait, le brouillard prenait forme, des courbes apparaissaient, puis des concentrations de lumière ou d’ombre. Une minute plus tard, il y avait des coalescences et des traînées d’un noir absolu qui séparaient les différents bras courbes. Complexités sur complexités, spiralant vers le moyeu pâle qui était le Cœur. Maelström. Tourbillon. Figé, immobile en travers de la moitié du ciel.

Elle entendit la respiration de Pham bloquée dans sa poitrine. Il prononça quelques syllabes chantantes qui n’étaient ni du trisk ni du samnorsk.

— J’ai vécu toute ma vie sur l’un de ces grains de poussière, et je me prenais pour le maître de l’espace. Je n’aurais jamais cru qu’un jour mes yeux embrasseraient ce spectacle béni.

Il lui serra l’épaule, et sa main lui caressa doucement la nuque.

— Il n’y a aucun moyen, même en regardant longtemps, de distinguer les Zones ?

Elle secoua lentement la tête.

— Mais elles sont faciles à imaginer.

De sa main libre, elle fit un geste vaste. En gros, les Zones de Pensée suivaient la répartition de masse de la Galaxie. Les Profondeurs Inconscientes s’étendaient jusqu’au doux éclat du Cœur galactique. Plus loin étaient les Lenteurs Profondes, où l’humanité était née, où l’ultralumière n’existait pas et où des civilisations naissaient et mouraient, ignorantes et inconnues des autres. Puis il y avait l’En delà, les étoiles aux quatre cinquièmes du centre environ, qui étaient loin du plan et qui comprenaient des endroits comme le Relais. Le Réseau Connu existait sous une forme ou sous une autre depuis des milliards d’années dans l’En delà. Ce n’était pas une civilisation. Peu de civilisations duraient plus d’un million d’années. Mais les archives du passé étaient assez complètes, et quelquefois intelligibles. Le plus souvent, pour les déchiffrer, il fallait faire des traductions de traductions de traductions, transmises d’une race défunte à l’autre sans personne pour corroborer, pis que n’importe quel message réseau multisauts. Et pourtant, certaines choses ne laissaient planer aucun doute. Les Zones de Pensée avaient toujours existé, même si elles étaient un peu plus tournées vers elles-mêmes à l’époque actuelle. La guerre et la paix avaient toujours existé, et les races avaient toujours surgi des Lenteurs Profondes, formant des milliers de petits empires. Les races s’étaient toujours dirigées vers la Transcendance, pour devenir des Puissances… ou bien leurs proies.

— Et la Transcendance ? demanda Pham Nuwen. Ce n’est rien d’autre que du noir ?

Le noir profond entre les galaxies.

— Il y a beaucoup de ça, dit-elle. Mais… regardez les parties périphériques des spirales. Elles se trouvent dans la Transcendance.

À peu près tout ce qui était à plus de quarante mille années-lumière du noyau galactique se trouvait dans la Transcendance. Pham Nuwen demeura silencieux un long moment. Elle sentit qu’il était traversé par un léger frisson.

— Après avoir parlé aux machins à roulettes, je crois que… je comprends mieux vos avertissements. Il y a pas mal de choses que j’ignore… Des choses qui pourraient me tuer… ou pire.

Enfin, le bon sens triomphe.

— C’est exact, dit-elle d’une voix tranquille. Mais il n’y a pas que vous en cause, ni la très brève période de temps que vous avez passée ici. Vous auriez pu étudier toute votre vie, cela n’y aurait rien changé. Vous seriez toujours aussi ignorant. Combien de temps faut-il qu’un poisson étudie pour comprendre les motivations humaines ? L’analogie n’est pas terrible, je sais, mais c’est la seule qui soit sûre à cent pour cent. Pour les Puissances de la Transcendance, nous sommes bel et bien des bêtes ignorantes. Songez à tous les différents comportements adoptés par les gens face aux animaux. Ingéniosité, sadisme, charité, génocide. Chacun se retrouve, avec un million de variantes, dans la Transcendance. Les Zones constituent une protection naturelle. Sans elles, l’intelligence de type humain n’existerait probablement pas.

Elle agita la main en direction des amas stellaires laiteux.

— L’En delà et tout ce qui se trouve en dessous sont comparables à une fosse océanique. Nous sommes les créatures des abysses, qui nageons si profond que les êtres de la surface – malgré leur supériorité – ne peuvent nous atteindre vraiment. Oh, il leur arrive bien de pêcher, et ils polluent parfois la surface avec des poisons qui ne nous sont même pas compréhensibles. Mais les abysses restent un endroit relativement sûr.

Elle marqua un instant de pause. Elle n’en avait pas fini avec son analogie.

— Comme dans n’importe quel océan, il y a continuellement des débris qui tombent de la surface. Certains appareils ne peuvent être fabriqués qu’en haut, dans des usines proches de la sentience, ce qui ne les empêche pas de fonctionner ici. Coquille Bleue y a fait allusion devant vous. Il a parlé de tissu agrav et de technologie sapiente. Ces produits constituent les plus grandes richesses que l’on puisse se procurer dans l’En delà, car nous ne savons pas les fabriquer nous-mêmes. Et c’est une entreprise extrêmement risquée que d’essayer de les trouver.