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— Nous voulions vous remercier de votre aide. Nous n’avions jamais soupçonné que vous étiez si influente. Il y a des centaines d’heures que nous essayons de persuader l’Org de capter les réfugiés, et moins d’une heure après notre conversation on nous informe qu’une recherche est immédiatement entreprise.

— Hum… J’en suis ravie, mais je ne suis pas sûre de… Qui paie tout ça, au fait ?

— Je n’en sais rien. Mais je peux vous dire que ça coûte cher. Ils disent qu’ils vont dédier un gros transmetteur à cette exploration. Si quelqu’un émet, nous devrions le savoir d’ici quelques heures.

Ils bavardèrent encore deux ou trois minutes. Ravna devenait progressivement plus cohérente, faisant la part des choses, pour les dix dernières heures, entre le plaisir et le travail. Elle s’était attendue, plus ou moins, à ce que l’Org épie ses conversations à la Société des Errants. Peut-être Grondr avait-il appris toute l’histoire là-bas, en lui ajoutant foi aussitôt. Mais hier seulement, il se plaignait devant elle de l’engorgement de ses transmetteurs. N’importe comment, c’était une bonne nouvelle. Sans doute exceptionnellement bonne, même. Si l’étonnant récit des Cavaliers était véridique, la Perversion straumlienne était peut-être étrangère à la Transcendance. Et si les vaisseaux fugitifs détenaient les bonnes clés, le Domaine Straumli pouvait peut-être encore être sauvé.

Lorsque Tige Verte eut raccroché, Ravna se mit à faire les cent pas dans son appartement, envisageant l’une après l’autre les différentes possibilités. Son esprit recommençait à fonctionner de manière presque normale. Il y avait pas mal de choses qu’elle voulait vérifier.

La sonnerie retentit de nouveau. Cette fois-ci, elle afficha l’image avant de prendre la communication. Ouille ! C’était Grondr Vrinimikalir. Elle se lissa les cheveux d’une main. Cela ne s’améliora pas, et ce fichu communicateur ne permettait aucun truquage. Soudain, elle s’aperçut que Grondr n’avait pas l’air tellement frais, lui non plus. Sa chitine faciale était barbouillée, jusqu’au niveau des papilles. Elle se connecta.

— Ah ! fit Grondr d’une voix couinante qui retrouva aussitôt son intonation normale. Merci de répondre. J’aurais appelé plus tôt si la situation n’avait pas été si… chaotique. (Où était passée sa froideur distante ? se demandait Ravna.) Je veux seulement que vous sachiez que l’Org n’y est pour rien. Jusqu’à ces deux dernières heures, nous nous sommes laissé totalement berner.

Il se lança dans une description décousue de la demande massive qui écrasait les ressources de l’Org.

Pendant qu’il parlait, Ravna afficha un résumé des dernières transactions du Relais. Par toutes les Puissances ! Soixante pour cent du trafic détourné ! Extrait des Coûts des Communications… Elle déroula rapidement le communiqué de Windsong. Ces outres pleines de vent étaient aussi gonflées que d’habitude, mais leur offre de remplacer le Relais avait l’air sérieuse. C’était exactement le genre de chose dont Grondr avait toujours eu peur.

— … Le Vieux ne cessait d’en demander plus. Quand nous nous sommes aperçus de ce qui se passait et que nous nous sommes rebiffés, nous avons frôlé la violence. Nous possédons les moyens de détruire son vaisseau. Vous imaginez les représailles, mais nous lui avons expliqué que ses exigences équivalaient déjà pour nous à une destruction. Les Puissances soient louées, il a simplement pris un air amusé, et il a fait des concessions. Il est maintenant limité à un seul transmetteur, et pour une recherche de signal qui n’a rien à voir avec nous.

Hum… Au moins un mystère de résolu. Le Vieux a dû laisser traîner une oreille du côté de la Société des Errants et apprendre ainsi l’histoire du Cavalier des Skrodes.

— Tout se passera bien, je l’espère, mais il importe de demeurer très fermes sur nos positions si le Vieux cherche de nouveau à abuser de notre confiance.

Les mots étaient sortis de sa bouche avant qu’elle ne s’avise de l’identité de la personne à qui elle était en train de donner ces conseils. Mais Grondr ne parut s’apercevoir de rien. C’était plutôt lui qui cherchait à se justifier.

— Oui, oui. Je vais vous dire une chose. Si le Vieux était un client comme les autres, nous le mettrions définitivement sur notre liste noire pour cette tromperie. Il est vrai que si c’était un client ordinaire, il n’aurait jamais pu nous tromper.

Grondr s’essuya le visage de ses doigts blancs et boudinés.

— Un simple En-delien n’aurait jamais pu falsifier nos dossiers concernant l’expédition de la drague. Même quelqu’un du Faîte n’aurait jamais pu entrer par effraction dans le dépotoir pour manipuler les restes sans attirer notre attention.

La drague ? Les restes ? Ravna commençait à s’apercevoir que Grondr et elle ne parlaient pas tout à fait de la même chose.

— Qu’est-ce que le Vieux a fait exactement ? demanda-t-elle.

— Des détails ? Nous avons à peu près tout reconstitué. Depuis la chute de Straum, le Vieux s’intéresse de très près aux humains. Malheureusement, il n’y avait pas de volontaires disponibles chez nous. Il s’est donc mis à nous manipuler, en réécrivant nos fichiers de dépotoir. Nous avons pu retrouver une sauvegarde intacte dans une succursale. La drague a vraiment retrouvé l’épave d’un vaisseau contenant des restes humains, mais rien que nous aurions pu transformer en créature vivante. Le Vieux a dû utiliser ces fragments humains et fabriquer des souvenirs de toutes pièces en extrapolant à partir des données culturelles humaines contenues dans les archives. Avec le recul, nous pouvons établir que ses premières demandes correspondent à la violation de notre dépotoir.

Grondr continua de parler, mais Ravna ne l’écoutait plus. Ses yeux fixaient sans le voir l’écran du communicateur.

Nous sommes de petits poissons dans un abîme, protégés par les profondeurs des pêcheurs qui sont tout là-haut. Mais, même s’ils ne peuvent pas vivre au fond avec nous, ils sont assez malins pour nous tendre leurs pièges et leurs filets mortels.

— Pham Nuwen n’est donc qu’un robot, murmura-t-elle dans un souffle.

— Pas exactement. Il est humain et, grâce à ses faux souvenirs, capable de fonctionner de manière tout à fait autonome. Mais lorsque le Vieux nous achète une large bande de fréquences, il est évident qu’il agit comme émissaire à part entière.

L’œil et la main d’une Puissance…

Les pièces buccales de Grondr cliquetèrent d’embarras.

— Écoutez-moi, Ravna. Nous ne sommes pas au courant de tout ce qui s’est passé hier soir. Nous n’avions absolument aucune raison de vous faire surveiller de près. Mais le Vieux nous a assuré qu’il n’avait plus aucun besoin en matière d’investigation directe. De toute manière, nous ne lui accorderons plus jamais la bande passante qui lui permettrait d’essayer.

Ravna hocha distraitement la tête. Elle avait soudain le visage glacé. Elle n’avait jamais ressenti à la fois autant de rage et autant de peur. Portée par une vague d’hébétude, elle s’éloigna du communicateur sans prêter attention aux glapissements inquiets de Grondr. Les histoires de fin d’études se bousculaient dans sa tête, ainsi que les mythes d’une douzaine de religions humaines. Conséquences, conséquences. Contre certaines d’entre elles, elle était capable de se défendre. Pour d’autres, le mal était irréparable.

Quelque part, au fin fond de son esprit, une pensée incroyablement stupide émergea de sa fureur et de son horreur. Durant huit heures, elle s’était trouvée face à face avec une Puissance. C’était le genre d’expérience qui faisait les chapitres des manuels, toujours décrite de loin et déformée. Le genre d’expérience que personne, sur Sjandra Kei, ne pouvait se vanter d’avoir jamais vécue. Jusqu’à maintenant.