Une partie d’elle avait toujours conscience de la présence des quatre créatures. Elle les avait blessées. Toutes les quatre. Trois se relevèrent en titubant, émettant des sifflements qui, pour une fois, semblaient provenir de leurs bouches. Celle qui avait une cicatrice au derrière se tordait sur le pont. Il y avait une blessure en forme d’étoile au sommet de son crâne, et du sang ruisselait sur ses yeux, comme des larmes rouges.
Quelques minutes passèrent. Les sifflements cessèrent. Puis les quatre créatures se regroupèrent, et les bruits familiers reprirent. La poitrine de Johanna avait recommencé à saigner.
Leurs regards se rencontrèrent un instant. Elle sourit à ses ennemis. Ils étaient vulnérables. Elle pouvait leur faire du mal. Jamais elle ne s’était senti le moral aussi haut depuis l’atterrissage.
11
Avant le flensérisme, le Sculpteur était la plus célèbre cité-État à l’ouest des Crocs de Glace. Sa fondation remontait à six siècles. À cette époque, les choses étaient plus difficiles au nord. La neige recouvrait tout, même les terres basses, durant la majeure partie de l’année. Le Sculpteur avait commencé tout seul, en tant que meute isolée dans une minuscule cabane au bord d’une baie qui s’avançait dans les terres. La meute pratiquait la chasse, mais également la philosophie et les arts. Il n’y avait aucune autre colonie à des centaines de kilomètres à la ronde. Une douzaine de statues à peine avaient quitté la cabane, mais elles avaient assuré sa gloire. Elles existaient toujours. Il y avait une ville, au bord des Longs Lacs, qui portait le nom de celle qui se trouvait dans son musée.
Avec la renommée étaient arrivés les apprentis. Les cabanes s’étaient multipliées autour du fjord du Sculpteur. Un siècle ou deux avaient passé et, naturellement, le Sculpteur avait changé lentement. Mais il redoutait les changements. Il avait l’impression que son âme lui échappait. Il essayait de conserver son intégrité. Presque tout le monde réagit ainsi, plus ou moins. Dans les pires des cas, la meute sombre dans la perversion, son âme devient creuse. Pour le Sculpteur, c’était la quête elle-même qui constituait le changement. Il étudiait la manière dont chaque membre s’insère dans l’âme collective. Il se penchait sur les enfants et les problèmes de leur éducation, essayant de mettre au point une méthode pour prévoir la contribution de chaque nouveau membre. Il apprenait, en somme, à façonner l’âme en agissant sur la formation de chaque membre.
Naturellement, rien de tout cela n’était réellement nouveau. C’était la base de la plupart des religions, et chaque ville avait ses conseillers sentimentaux et ses mulpathes. Une telle connaissance, quel que soit son degré de validité, est essentielle à toute culture. Le Sculpteur n’avait rien fait d’autre que jeter un regard nouveau sur elle, en dehors des préjugés habituels. Il avait expérimenté gentiment sur lui-même et sur les autres artistes de sa petite colonie. Il avait pris note des résultats et s’en était servi pour concevoir de nouvelles expériences, guidé par ce qu’il constatait plutôt que par ce qu’il avait envie de croire.
Selon les différents critères de son époque, ce qu’il faisait était soit de l’hérésie, soit de la perversion, soit de la folie pure et simple. Au début, le Roi Sculpteur avait été haï presque autant que devait l’être Flenser trois siècles plus tard. Mais le grand Nord était encore dans sa période d’hivers très rudes. Les nations du Sud ne pouvaient pas envoyer facilement leurs armées jusqu’au Sculpteur. Elles l’avaient fait une fois, et la défaite avait été totale. Le Sculpteur était assez malin pour ne pas essayer de pousser trop loin son avantage sur le Sud. Pas directement, tout au moins. Mais sa petite colonie ne cessait de grandir, et sa renommée dans le domaine des arts et du mobilier n’était rien à côté de ses autres prouesses. Ceux qui avaient le cœur vieux allaient le voir dans sa ville, et s’en retournaient plus avisés et plus heureux, sinon plus jeunes. La ville rayonnait de nouvelles idées. Métiers à tisser, engrenages, moulins à vent, travail dans les usines. Ce n’étaient pas tant les inventions. C’étaient les gens que le Sculpteur avait façonnés, et les perspectives qu’il avait créées.
Wickwrackbal et Jaqueramaphan arrivèrent au Sculpteur tard dans l’après-midi. Il avait plu presque toute la journée, mais le vent avait maintenant chassé les nuages, et le ciel avait une belle couleur bleue qui contrastait agréablement avec le mauvais temps des jours précédents.
Aux yeux de Pérégrin, le domaine du Sculpteur était un paradis. Il en avait assez des immensités désertes. Il était fatigué de s’occuper de la créature des étoiles.
Des doubles-coques, méfiants, les suivirent de loin sur les derniers kilomètres. Ils étaient armés, et Scribe et Pérégrin venaient de la mauvaise direction. Mais ils étaient seuls, et totalement inoffensifs, de toute évidence. Des porte-voix relayèrent leur histoire, qui les précéda au port. À leur arrivée, ils étaient déjà des héros, une double meute qui avait réussi à dérober un trésor pour le moment non spécifié aux barbares du Nord. Ils contournèrent un môle qui n’existait pas lors du dernier voyage de Pérégrin, et s’amarrèrent à un poste de mouillage.
La jetée était pleine de soldats et de chariots. La route qui menait aux remparts de la ville était remplie de monde. C’était presque une scène d’émeute, sans que ses pensées en fussent troublées. Scribe bondit hors du bateau et se mit à caracoler, visiblement ravi des ovations qu’il déchaînait sur le flanc des collines.
— Vite ! Nous devons parler au Sculpteur.
Wickwrackbal ramassa le sac de toile qui contenait la boîte à images de la créature, puis enjamba prudemment le bastingage. Il était encore chancelant à la suite des coups que la créature lui avait donnés. Le tympan antérieur de Bal avait été blessé pendant la lutte. Un instant, il perdit le sens de son intégrité. La jetée était bizarre. C’était de la pierre, à première vue, mais elle était doublée d’un matériau noir et spongieux qu’il voyait pour la première fois dans les mers du Sud. Cela semblait fragile.
Où suis-je ? Je devrais être heureux à propos de je ne sais quoi… Une victoire…
Il s’arrêta pour se regrouper. Au bout de quelques secondes, ses pensées comme sa douleur devinrent plus vives. Il allait rester comme cela au moins pendant quelques jours. Il fallait trouver de l’aide pour s’occuper de la créature. Il fallait la faire descendre à terre.
Le Seigneur Chambellan du Roi Sculpteur était un gandin en grande partie bedonnant. Pérégrin ne s’attendait pas à trouver un tel personnage à la cour du Sculpteur. Mais il se montra particulièrement coopérant lorsqu’il vit la créature. Il fit venir un médecin pour examiner le deux-pattes et, par la même occasion, Pérégrin. La créature avait repris quelques forces depuis deux jours, mais ne s’était livrée à aucune nouvelle manifestation de violence. Elle s’était laissé transporter à terre sans résistance. Quand elle tournait son museau plat vers Pérégrin pour le regarder, il sentait toute la haine impuissante que contenait son regard. Il toucha pensivement la tête de Bal… Le deux-pattes attendait visiblement son moment pour faire très mal.
Quelques minutes plus tard, les voyageurs, installés dans des chariots tirés par des kherporcs, roulaient sur la chaussée pavée qui conduisait aux remparts. Des soldats écartaient la foule pour leur frayer un passage. Scribe Jaqueramaphan, faisant le beau, saluait à droite et à gauche comme un héros. Pérégrin savait maintenant quel sentiment d’insécurité habitait ce timide. Il vivait sans doute en ce moment les instants les plus exaltants de toute son existence.