— C’est vrai, dit-elle. Et il y a un membre qui apparaît en désignant chaque série et en prononçant un son différent chaque fois.
Scrupilo et elle se regardèrent. Chacun voyait dans les yeux des autres la même lueur d’enthousiasme, la même excitation d’apprendre, de découvrir de l’ordre là où seul le chaos avait semblé exister. Il y avait bien neuf cents ans qu’elle n’avait rien ressenti de semblable.
— Je ne sais pas ce que représente cette chose, dit-elle, mais j’ai bien l’impression qu’elle veut nous enseigner le langage des deux-pattes.
Les jours qui suivirent, Johanna Olsndot ne manqua pas de temps pour réfléchir à tout ce qui s’était passé. La douleur dans sa poitrine et à son épaule s’estompait. Si elle ne faisait pas trop de mouvements brusques, il ne subsistait plus qu’une sourde sensation de gêne. Ils avaient retiré la flèche et recousu la plaie. Elle avait craint le pire quand ils l’avaient attachée et qu’elle avait vu les couteaux dans leurs gueules et les instruments d’acier entre leurs griffes. Puis ils avaient commencé à l’inciser, et la douleur avait été atroce, pis que tout ce qu’elle aurait pu imaginer.
Elle frissonnait encore en se remémorant cela, mais elle ne faisait plus de cauchemars comme au début.
Papa et maman étaient morts. Elle les avait vus périr de ses propres yeux. Mais Jefri ? Il y avait une chance, une toute petite chance, pour qu’il soit encore en vie. Quelquefois, Johanna passait un après-midi entier pleine d’espoir. Elle avait vu les cryodormeurs carbonisés sous le vaisseau, mais ceux qui se trouvaient à l’intérieur avaient très bien pu survivre. Cependant, la manière impitoyable et systématique dont les monstres avaient tout passé au lance-flammes et à l’épée dans les alentours du vaisseau ne lui laissait que peu d’espoir.
Elle était prisonnière. Pourtant, jusqu’à présent, ses ennemis la traitaient plutôt bien. Les gardes n’étaient pas armés en dehors de leurs crocs et de leurs dards, au bout des pattes. Ils se tenaient soigneusement à distance. Ils savaient qu’elle pouvait leur faire du mal.
Ils la maintenaient enfermée dans une grande cabane sans lumière. Quand elle était toute seule, elle faisait les cent pas continuellement. Ces monstres qui ressemblaient à des chiens étaient devrais barbares. Leur chirurgie sans anesthésie n’était probablement même pas une torture. Elle n’avait pas vu le moindre avion ni le moindre signe d’électricité. Leurs sanitaires consistaient en un simple trou percé au milieu d’une dalle de marbre. C’était si profond qu’on entendait à peine un léger plop quand ça arrivait en bas. Ce qui n’empêchait pas la puanteur de monter. Ces créatures étaient aussi arriérées que les Nyjorains des époques les plus sombres. Ils n’avaient jamais possédé aucune technologie, ou bien ils l’avaient complètement oubliée. Elle sourit presque à cette idée. Maman aimait les récits de naufrages et d’héroïnes en panne sur des mondes perdus. Le fin du fin consistait généralement à réinventer la technologie pour réparer le vaisseau. Maman était… avait été si calée en histoire des sciences. Elle adorait les détails techniques de ces récits.
Johanna était en train de vivre exactement cela, mais avec une différence importante. Elle voulait qu’on la sauve, mais elle voulait également se venger. Ces créatures n’avaient rien de comparable avec des humains. En fait, elle n’avait jamais lu aucune description qui leur ressemble. Elle aurait bien cherché dans sa boîte de données, mais ils lui avaient pris même ça. Ha ! Qu’ils fassent joujou avec, si ça leur plaisait. Ils ne tarderaient pas à se heurter à ses sécurités, et ils seraient bloqués.
Au début, on ne lui avait donné que des couvertures pour se tenir au chaud. Puis on lui avait apporté des vêtements taillés sur le modèle de sa combinaison, mais en patchwork épais. Ils étaient chauds et résistants, cousus d’une manière plus fine qu’elle ne l’aurait cru possible sans machine. Elle pouvait maintenant sortir à l’aise. Le jardin où était sa cabane était son endroit préféré. Il faisait à peu près cent mètres carrés et était légèrement en pente. De nombreuses fleurs y poussaient ainsi que des arbres aux longues feuilles en forme de plume d’oiseau. Des allées dallées sinuaient à travers une pelouse parsemée de plaques de mousse. C’était un lieu paisible quand elle était d’humeur, un peu comme le jardin familial sur Straum.
Il y avait des murs, mais quand elle était au sommet de la pente elle voyait ce qu’il y avait derrière. Ils suivaient un tracé irrégulier, et il y avait des endroits où elle apercevait leur partie extérieure. Quant aux fenêtres, c’étaient de simples fentes qui rappelaient les meurtrières des antiques châteaux de ses livres d’histoire. On pouvait s’abriter derrière pour tirer une volée de flèches sans s’offrir comme cible.
Quand il y avait du soleil, Johanna aimait s’asseoir à l’endroit où l’odeur des feuilles-plumes était particulièrement forte, pour contempler la baie par-dessus les murs en bas de la pente. Elle n’était pas tout à fait sûre de comprendre ce qu’elle voyait. Il lui semblait qu’il s’agissait d’un port. La forêt de mâts était presque la même que dans la marina de Straum. Les rues de la ville étaient larges, mais elles zigzaguaient, et les bâtiments qui les bordaient étaient construits tout de travers. Il y avait des endroits où les bâtiments étaient de véritables labyrinthes de pierre à ciel ouvert. De son point d’observation, elle distinguait très bien la configuration générale. Et il y avait un autre mur, très long, qui sinuait à travers la campagne à perte de vue. Les collines, au loin, étaient couronnées de roche grise et de plaques de neige.
Les créatures canines étaient partout dans la ville. De loin, on pouvait aisément les prendre pour des chiens, à cette différence près que certains avaient vraiment un cou de serpent et d’autres une tête de rat. Mais, chose plus importante, quand on les observait de cette distance, on percevait mieux leur véritable nature. Ils se déplaçaient toujours par petits groupes, rarement plus de six. Au sein d’une même meute, ils se frôlaient et coopéraient avec grâce et habileté. Mais elle ne voyait jamais deux groupes se rapprocher à moins de dix mètres l’un de l’autre. Vus de loin, les membres de chaque meute semblaient vraiment faire corps, et elle avait l’impression de voir avancer des monstres aux membres multiples qui prenaient bien soin de se maintenir à bonne distance de leurs congénères. La conclusion s’imposait maintenant à elle avec force.
Un seul cerveau par meute. Et un cerveau démoniaque au point de ne pas pouvoir supporter le voisinage de ses semblables.
Sa cinquième journée dans le jardin fut la plus belle qu’elle eût connue ici. Elle ne pouvait s’empêcher d’être joyeuse. Les fleurs emplissaient l’air de leurs graines duveteuses et la lumière oblique du soleil faisait jouer des reflets sur elles tandis qu’elles voletaient par milliers dans la brise douce, comme des grumeaux au sein d’un sirop invisible. Elle imaginait ce que ferait Jefri s’il était là. Il prendrait d’abord l’air digne d’un grand garçon, puis il se balancerait d’un pied sur l’autre et s’élancerait finalement vers le bas de la colline pour essayer d’attraper autant de chandelles volantes qu’il le pourrait, sans cesser de rire aux éclats.
— Tralala, comment ça va ?
C’était une voix d’enfant derrière elle.
Johanna bondit si fort qu’elle faillit rouvrir sa plaie. Il y avait une meute derrière elle. C’était celle – ou celui ? – qui lui avait extrait la flèche. Ses membres étaient pelés et décharnés. Ils avaient le ventre à terre, prêts à déguerpir au moindre danger. Ils paraissaient aussi étonnés que Johanna.