— Tralala, tralalou, comment allez-vous ?
La voix était exactement la même qu’avant. On aurait dit un enregistrement, mais Johanna avait bien vu que l’un des animaux produisait les sons avec des sortes de membranes vibrantes qu’il avait aux épaules, aux hanches et sur la tête. Ce n’était pas la première fois qu’ils répétaient ce qu’elle disait, mais les mots, cette fois-ci, étaient presque appropriés. Et ce n’était pas sa voix qui était reproduite, bien qu’elle eût déjà entendu prononcer ces mots quelque part sur le même ton chantant. Elle mit les mains sur les hanches et dévisagea la meute. Deux animaux lui rendirent son regard. Les autres faisaient mine de contempler le paysage. L’un d’eux se léchait nerveusement la patte.
Les deux qui se trouvaient au fond portaient sa boîte de données dans leur gueule ! Elle se rappela soudain où elle avait entendu la comptine. Et elle connaissait la réplique qu’ils attendaient.
— Ça va très bien, et vous, tralalou ?
Les yeux de la meute s’agrandirent, de manière presque comique.
— Nous allons tous très bien, et c’est parfait.
La formule étant au complet, le porte-parole de la meute émit une série de bruits de déglutition, et quelqu’un lui répondit un peu plus bas sur le versant de la colline. Il y avait là une autre meute, tapie dans les buissons. Mais Johanna savait que, si elle restait près de celle-ci, l’autre ne s’approcherait pas.
Ainsi, les Dards – elle les appelait comme cela à cause des griffes de métal fixées à leurs pattes antérieures – avaient manipulé son Oliphant Rose et n’avaient pas été bloqués par les sécurités. Mieux que Jefri. Il était clair qu’ils étaient tombés sur le mode d’apprentissage destiné aux très jeunes enfants. Elle aurait dû y penser avant. Lorsque la boîte de données détectait un comportement puéril, elle s’adaptait au niveau d’un enfant, et même, si cela ne suffisait pas, à celui d’un enfant qui ne savait même pas parler le samnorsk. Si Johanna les aidait, ils pourraient certainement apprendre à parler sa langue. Mais était-ce réellement ce qu’elle voulait ?
La meute se rapprocha d’elle. Il y avait toujours au moins deux animaux qui la surveillaient. Cependant, ils semblaient moins prêts à bondir que précédemment. Le plus proche se coucha sur le ventre et leva les yeux vers elle. Il paraissait tout à fait gentil et inoffensif, quand on ne voyait pas ses griffes.
— Je m’appelle… (Johanna entendit une brève déglutition, accompagnée de quelque chose d’indéfinissable qui semblait résonner dans son crâne même.) Et vous, comment vous appelez-vous ?
Tout cela faisait partie du programme d’apprentissage du langage. Johanna savait que la créature n’avait aucun moyen de comprendre les mots qu’elle utilisait. Le dialogue était répété jusqu’à ce que l’enfant le plus obtus finisse par saisir. Même une citrouille était obligée de voir ce qu’il fallait faire. Cela dit, la prononciation du Dard était parfaite.
— Je m’appelle Johanna, dit-elle.
— Zjohnna, répéta la meute avec la voix de Johanna, en estropiant horriblement son nom.
— Jo-hanna, corrigea-t-elle patiemment.
Elle n’essaya pas de prononcer le nom des Dards.
— Bonjour, Johanna. Veux-tu que nous jouions au jeu des noms ?
C’étaient les mots du programme, avec la même intonation d’enthousiasme débile. Elle s’assit tranquillement. Bien sûr, si elle leur enseignait le samnorsk, les Dards auraient un levier sur elle, mais c’était son seul moyen d’en apprendre un peu plus sur eux et d’avoir des nouvelles de Jefri. Mais s’ils l’avaient assassiné, lui aussi ? Eh bien, elle apprendrait à leur faire tout le mal qu’ils méritaient.
13
Au Sculpteur et, quelques jours plus tard, dans l’île Cachée de Flenser, la longue journée de l’été arctique prit fin. Tout d’abord, il y eut un bref crépuscule, juste aux environs de minuit, qui baigna d’ombre uniquement les sommets les plus élevés. Puis les heures d’obscurité s’allongèrent, de plus en plus rapidement. Le jour résistait à la nuit, mais c’était la nuit qui gagnait. Les feuilles-plumes, au cœur des vallées, se parèrent des couleurs de l’automne. Quand on regardait vers le fond d’un fjord, en plein jour, on voyait des traînées d’un rouge orangé à la base des collines, puis le vert de la bruyère qui se mêlait progressivement aux gris clairs des lichens et aux gris plus foncés de la roche nue. Les plaques de neige attendaient leur moment, qui n’allait pas tarder à arriver.
À chaque coucher de soleil, c’est-à-dire un peu plus tôt chaque soir, Tyrathect faisait sa ronde sur les remparts extérieurs de Flenser. C’était une promenade de cinq kilomètres. Les niveaux inférieurs étaient gardés par des meutes linéaires, mais il y avait peu de guetteurs sur les hauteurs. Quand elle s’approchait d’eux, ils s’écartaient avec une précision toute militaire. Plus que militaire, même. Elle voyait briller la peur dans leurs regards. C’était une chose à laquelle elle avait du mal à se faire. Aussi loin qu’elle se souvenait – une vingtaine d’années en arrière –, Tyrathect avait toujours vécu dans la crainte des autres, écrasée de honte et de culpabilité, à la recherche d’un guide spirituel. Aujourd’hui, tout était inversé. Mais ce n’était pas forcément un mieux. Elle savait, de l’intérieur, le mal qu’elle avait fait. Elle savait pourquoi les guetteurs la redoutaient tant. Pour eux, elle était le Dépeceur.
Naturellement, elle prenait soin de ne jamais laisser paraître ses pensées sur son visage. Sa vie ne vaudrait pas cher si sa supercherie était découverte. Elle s’appliquait à faire disparaître ses réactions naturelles, son maniérisme et sa timidité. Depuis son arrivée dans l’île Cachée, elle ne s’était pas surprise une seule fois à baisser la tête et à fermer les yeux comme elle le faisait avant.
Tyrathect avait le regard d’acier de Flenser, et elle s’en servait. Sa ronde au sommet des murailles était aussi chargée de menaces que l’avait jamais été celle de Flenser. Elle jetait sur son domaine le même regard impitoyable, toutes ses têtes tendues en avant, comme si elle voyait des révélations derrière les esprits inférieurs de ses sujets. Il ne fallait pas qu’ils se doutent de la véritable raison de ces promenades crépusculaires. C’était l’époque où les jours et les nuits lui rappelaient la République. Elle pouvait presque imaginer qu’elle était encore là-bas, avant le Mouvement et les massacres du Parlement, avant qu’on ne lui tranche ses gorges et qu’on ne marie les fragments de Flenser à la racine de son âme.
Dans les champs or et roux derrière les rideaux de pierre, elle voyait les paysans s’occuper de leurs champs et de leurs troupeaux. Flenser régnait sur des terres qui s’étendaient plus loin que son champ de vision, mais il n’avait jamais importé de produits alimentaires. Le grain et la viande qui emplissaient les magasins étaient toujours produits à moins de deux jours de marche des détroits. Les motivations stratégiques de cet état de choses étaient suffisamment claires. Cependant, cela contribuait à la beauté sereine du paysage crépusculaire et à lui rappeler sa région natale et son école.
Le soleil se rapprochait obliquement des montagnes. De longues ombres se profilèrent sur les champs cultivés. Le château de Flenser était une île au milieu d’un océan d’ombre. Tyrathect commençait à sentir le froid piquant. Il y aurait encore de la gelée au matin. Les champs allaient être recouverts d’une fausse pellicule de neige qui ne disparaîtrait qu’une heure après le lever du soleil. Elle ajusta frileusement ses longues jaquettes et accéléra le pas jusqu’au poste de guet oriental. De l’autre côté du détroit, l’une des collines voisines était encore ensoleillée. C’était là que s’était posé le vaisseau descendu des étoiles. Il était toujours là, mais derrière des murs de pierre et de bois. Acier avait commencé à construire peu après son arrivée. Les carrières du nord de l’île Cachée n’avaient jamais été aussi actives, même du temps de Flenser. Les péniches qui apportaient la pierre sur le continent se croisaient sans cesse dans le détroit, même quand la lumière commençait à manquer. Le chantier de messire Acier fonctionnait sans interruption. Ses Convocations et ses inspections subalternes étaient plus sévères que ne l’avaient été celles de Flenser.