Messire Acier était un tueur et, pis encore, un manipulateur. Mais, depuis l’arrivée du vaisseau des étoiles, Tyrathect savait qu’il était habité par quelque chose de plus. Il avait horriblement peur. Non sans raisons. Les gens qu’il craignait allaient peut-être les massacrer tous en fin de compte, mais cela ne l’empêchait pas, au fond d’elle-même, de leur souhaiter bonne chance. Acier et ses flenséristes avaient attaqué les gens des étoiles sans aucun avertissement, plus par cupidité que par peur. Ils avaient massacré des dizaines de créatures. Dans un sens, ces assassinats étaient plus horribles que tout le mal que lui avait causé le Mouvement. Et elle avait suivi le Dépeceur de son plein gré. Ses amis l’avaient avertie de ce qui se préparait. On racontait des choses sinistres sur le Dépeceur, et ce n’était pas uniquement de la propagande gouvernementale. Mais elle désirait tellement suivre les autres et se consacrer à quelque chose de grand… Ils s’étaient littéralement servis d’elle. Elle n’avait à s’en prendre qu’à elle-même. Ce qui n’était pas le cas des habitants des étoiles. À aucun moment on ne leur avait laissé le choix. Acier les avait massacrés sans pitié.
Tout ce qu’il faisait maintenant était motivé par la peur. Les trois premiers jours, il avait recouvert le vaisseau volant d’un toit. Une ferme ridicule avait soudain fait son apparition sur la colline. Bientôt, le vaisseau des étoiles serait entièrement dissimulé derrière des murs de pierre. La nouvelle forteresse, quand elle serait achevée, serait peut-être plus grosse que celle de l’île Cachée. Acier savait que, si son forfait ne causait pas sa perte, il ferait de lui la meute la plus puissante du monde.
Telle était la raison pour laquelle Tyrathect restait ici et poursuivait sa mascarade. Elle ne pouvait continuer ainsi éternellement. Tôt ou tard, les autres fragments arriveraient à l’île Cachée. Tyrathect serait détruite, et Flenser revivrait intégralement. Mais elle ne survivrait peut-être même pas jusque-là. Deux de ses membres appartenaient à Flenser. Le Maître avait commis une erreur en pensant qu’ils pourraient dominer les trois autres. Au lieu de cela, la conscience de ces derniers avait acquis le brillant des deux membres de Flenser. Elle se souvenait pratiquement de tout ce que le Dépeceur avait dans sa mémoire, y compris les trahisons et les mauvais coups. Ces deux membres lui avaient conféré une intensité qu’elle n’avait jamais eue avant. Elle sourit intérieurement. Dans un sens, elle avait gagné sans le vouloir ce qu’elle avait naïvement et vainement cherché dans le Mouvement. Et le grand Flenser avait commis exactement l’erreur que, dans son arrogance, il avait cru impossible de commettre. Tant qu’elle gardait le contrôle des deux membres, elle avait encore sa chance. À l’état d’éveil, il n’y avait généralement pas de problème. Elle se sentait elle-même, au féminin, et ses souvenirs de sa vie dans la République étaient plus vivaces que ceux de Flenser. Mais les choses en allaient différemment quand elle dormait. Elle était assaillie de cauchemars. Les souvenirs des tourments infligés devenaient soudain agréables. La sexualité du sommeil, au lieu d’apaiser, était un véritable combat. Elle se réveillait brisée et écorchée, comme si elle avait lutté contre un violeur. Si les deux membres de Flenser retrouvaient leur liberté, si elle se réveillait un jour au masculin…, il ne leur faudrait que quelques secondes pour dénoncer la supercherie et quelques autres pour tuer les trois membres indésirables et trouver une meute plus docile pour intégrer les deux de Flenser.
Malgré tout cela, elle restait. Acier avait l’intention de se servir des créatures des étoiles et de leur vaisseau pour répandre le cauchemar de Flenser dans le monde entier. Mais son plan était fragile, avec des risques de toutes parts.
Si elle trouvait un moyen pour l’empêcher d’arriver à ses fins et pour détruire le Mouvement de Flenser, elle n’hésiterait pas une seule seconde à le faire.
De tout le château, seule la tour occidentale était encore éclairée par le soleil. On ne voyait aucun visage derrière les meurtrières, mais il y avait des yeux qui veillaient. Acier observait le Fragment du Dépeceur – le Flenser par intérim, comme il disait lui-même – sur les remparts en contrebas. Le Fragment avait été accepté par tous les commandants. En fait, ils lui accordaient presque le même respect terrorisé qu’à Flenser. Dans un sens, c’était le Dépeceur qui les avait faits tous, et il n’était guère surprenant qu’un frisson leur parcoure l’échine en présence de leur maître. Acier lui-même ressentait quelque chose du même ordre. Au moment de sa formation, Flenser avait obligé Acier en train de naître à essayer de le tuer. Chaque fois, il avait été pris, et ses membres les plus faibles avaient été torturés. Le conditionnement était toujours là, et cela l’aidait à se battre contre lui. Pour cette raison, Le Fragment de Flenser, se disait-il, courait peut-être un plus grand danger encore. En essayant de vaincre sa peur, Acier pouvait commettre n’importe quelle erreur et réagir avec plus de violence que nécessaire.
Tôt ou tard, il lui faudrait prendre une décision. S’il ne le tuait pas avant que les autres fragments arrivent à l’île Cachée, tout Flenser allait bientôt se retrouver ici. Et si deux membres étaient capables de surmonter la domination d’Acier, six l’effaceraient totalement. Mais voulait-il vraiment la mort du Maître ? Et, si c’était bien le cas, existait-il un moyen sûr de parvenir à ses fins ?
L’esprit d’Acier clignotait autour de la question tandis qu’il continuait d’observer la meute vêtue de noir.
Messire Acier avait l’habitude des enjeux élevés. Il était né ainsi. La peur, la mort et le jeu étaient toute sa vie. Mais jamais il n’avait risqué tant. Flenser avait failli subvenir la nation la plus puissante du continent et rêvait de dominer le monde.
Il contempla les versants des collines, de l’autre côté du détroit, là où s’élevait la nouvelle citadelle qu’il faisait construire. Dans la partie qui se jouait en ce moment, la conquête du monde suivrait aisément la victoire, et il n’était pas inconcevable que sa destruction soit la conséquence d’un échec.
Acier avait visité le vaisseau volant peu après l’embuscade, alors que le sol était encore fumant. Et il semblait devenir plus chaud à chaque heure qui passait. Les paysans du continent parlaient déjà de démons réveillés dans la terre. Les conseillers psychologiques d’Acier n’auraient pas pu leur inculquer de meilleures idées. Les jaquesblanches ne pouvaient s’approcher sans mettre des bottes à semelle isolante. Ignorant les vapeurs qui s’élevaient du sol, Acier avait enfilé les bottes et s’était avancé sous la coque incurvée. Le fond du vaisseau ressemblait vaguement à celui d’un bateau, à condition d’ignorer les échasses. Près du centre, il y avait une protubérance en forme de tétine. Le sol, juste en dessous, bouillonnait comme de la lave en effervescence. Les sarcophages calcinés se trouvaient vers le haut de la pente. Plusieurs corps avaient été enlevés pour être disséqués. Au début, ses conseillers avaient émis toutes sortes de théories fantaisistes. Les mantes, selon eux, étaient des guerriers qui avaient fui un champ de bataille et venaient ici enterrer leurs morts…