L’esprit de messire Acier revint au présent et au spectacle étrange qu’il contemplait du haut du château. Ce premier contact avec le vaisseau avait eu lieu plusieurs dijours auparavant. La menace existait encore, mais il la comprenait mieux à présent et, comme toutes les menaces importantes, elle était riche en promesses.
Sur les remparts, Flenser par intérim se glissa à travers les ombres de plus en plus épaisses du crépuscule. Acier suivit la meute du regard tandis qu’elle passait sous les torchères et, membre par membre, disparaissait à l’intérieur du château. Il y avait beaucoup du Maître dans ce Fragment. Il avait compris bien des choses sur les créatures des étoiles avant tout le monde.
Messire Acier jeta un dernier coup d’œil aux collines voisines avant de descendre à son tour par l’escalier en spirale. Les marches étaient raides et étroites. La tour de guet faisait douze mètres de haut. Les marches n’avaient pas quarante centimètres de large, et le plafond était à moins de soixante-quinze centimètres au-dessus d’elles. La pierre froide était partout, isolant l’esprit de tout écho extérieur mais l’étirant aussi en un mince fil fragile. Pour se glisser dans cet escalier, il fallait adopter une posture qui faisait de tout assaillant une proie facile pour celui qui occupait le nid d’aigle. C’était l’une des merveilles de l’architecture militaire. Pour messire Acier, ramper dans l’obscurité d’un colimaçon était l’exercice le plus agréable qui fût.
L’escalier donnait sur un passage public de trois mètres de large, avec des renfoncements tous les quinze mètres. Shreck l’attendait là avec un garde.
— J’ai des nouvelles fraîches du Sculpteur, dit-il en lui montrant quelques feuillets de papier de soie.
La perte de la deuxième créature des étoiles, tombée entre les mains du Sculpteur, lui avait semblé, au début, être un coup mortel. Mais, peu à peu, il avait compris le parti qu’il pouvait tirer de la situation. Ses meutes avaient infiltré le Sculpteur. Au début, il avait eu l’intention de faire liquider la deuxième créature des étoiles. La chose aurait été on ne peut plus facile. Mais les informations qui filtraient de là-bas étaient intéressantes. Il y avait des gens intelligents au Sculpteur. Ils trouvaient parfois des idées qui échappaient au Maître – ou à son Fragment – et à lui-même. En fait, le Sculpteur était devenu son deuxième laboratoire spécialisé dans les créatures des étoiles, et les ennemis du Mouvement le servaient comme n’importe quel autre instrument. L’ironie de la chose était remarquable.
— Parfait, Shreck. Portez cela dans ma niche. J’y serai dans un moment.
D’un geste, Acier fit reculer les deux jaquesblanches dans l’un des renfoncements du mur et passa rapidement devant eux. Il allait pouvoir lire tranquillement le rapport devant un bon cognac. Ce serait sa récompense à la fin d’une dure journée de travail. Mais avant, d’autres tâches et d’autres plaisirs l’attendaient.
Le Maître avait commencé à construire l’île Cachée un peu plus d’un siècle auparavant. Et elle se développait toujours. Au plus secret de ses fondations, là où n’importe quel autre seigneur aurait mis des cachots, Flenser avait établi ses premiers laboratoires. Certains, au demeurant, auraient pu être pris pour des oubliettes, particulièrement par leurs habitants.
Acier faisait la tournée de tous ses labos au moins une fois par dijour. Il descendit directement au niveau le plus bas. Des criqueurs s’envolèrent à la lumière des torches du garde qui l’accompagnait. Il flottait une odeur de viande pourrie. Le dallage de pierre était parfois glissant et faisait déraper ses pattes. Il y avait des fosses étroites creusées dans le sol à intervalles réguliers. Chacune pouvait abriter un membre aux pattes serrées le long du corps. Les fosses étaient munies d’un couvercle percé de trous pour laisser passer l’air. Il fallait environ trois jours à un membre normal pour devenir fou dans ces conditions d’isolement. La « matière première » ainsi obtenue servait à constituer des meutes blanches. Généralement, les membres n’étaient plus rien d’autre que des légumes, mais c’était tout ce que le Mouvement leur demandait. Il arrivait aussi que des choses remarquables sortent de ces fosses. Shreck, par exemple. Shreck le Transparent, comme certains l’appelaient parfois. Ou bien Shreck l’Impassible. Sa meute était au-delà de la douleur et du désir. Elle avait la loyauté d’une horloge, mais faite de chair et de sang. Shreck ne possédait pas un gramme de génie, mais Acier aurait donné une province orientale pour en avoir cinq autres comme lui. Et la promesse d’autres réussites du même genre incitait Acier à réutiliser inlassablement les fosses. Il avait ainsi recyclé la plupart des victimes de l’embuscade.
Messire Acier remonta dans les niveaux supérieurs, où les expériences les plus intéressantes avaient lieu. Le reste du monde considérait l’île Cachée avec une fascination horrifiée parce que des bruits avaient filtré sur ce qui se passait dans les niveaux inférieure. Mais la plupart des gens ne se rendaient pas compte que ce n’était là qu’une facette, et l’une des moindres, assurément, des recherches scientifiques du Mouvement. Pour disséquer correctement une âme, il fallait un peu plus que des tables d’opérations avec des rainures pour évacuer le sang. Les résultats obtenus dans les niveaux inférieurs étaient tout simplement les premiers pas dans la quête intellectuelle de Flenser. Il y avait de grandes questions à résoudre dans l’univers, des questions qui préoccupaient les meutes depuis des milliers d’années. Comment se forment nos pensées ? Pourquoi croyons-nous ? Pourquoi une meute a-t-elle du génie alors qu’une autre est débile ? Avant Flenser, les philosophes discutaient interminablement sans jamais se rapprocher de la vérité. Même le Sculpteur tournait autour du problème sans se résoudre à abandonner son système d’éthique traditionnel. Seul Flenser était capable d’obtenir des réponses. Dans ses labos, la nature elle-même était soumise à la question.
Acier traversa une vaste salle d’une centaine de mètres de large, au plafond voûté soutenu par des dizaines de piliers de pierre. De chaque côté, il y avait des parois noires mobiles, montées sur roulettes. La salle pouvait prendre n’importe quelle forme, comme un labyrinthe. Flenser y avait fait des expériences avec toutes les postures de pensée. Durant les siècles qui l’avaient précédé, on ne connaissait qu’un petit nombre de postures effectives : têtes jointes instinctivement, cercle de sentinelles et différentes postures de travail. Flenser en avait essayé des dizaines d’autres. Étoiles, doubles cercles, treillis et ainsi de suite. La plupart étaient inefficaces et déroutantes. Dans la posture en étoile, seul un membre pouvait entendre tous les autres, qui n’entendaient que lui. Toutes les pensées devaient passer par le point central. Le membre qui occupait ce point ne pouvait rien apporter de rationnel aux autres, et ses erreurs de conception leur étaient transmises sans aucun contrôle. Le résultat était une pagaille analogue à l’ivresse. Naturellement, le monde extérieur n’avait pas tardé à être mis au courant de l’expérience.
Mais il y en avait au moins une autre, jusque-là tenue secrète, qui avait donné des résultats étrangement encourageants. Flenser avait eu l’idée de répartir huit meutes tout autour de la salle, sur des plates-formes provisoires isolées les unes des autres par les partitions mobiles. Il avait alors mis un membre de chaque meute en relation avec des récepteurs appartenant à trois meutes, créant ainsi, en quelque sorte, une supermeute de huit groupes. Acier expérimentait toujours avec ce système. Si les membres connecteurs avaient une compatibilité suffisante (et c’était cela le plus difficile à obtenir), la supermeute était bien supérieure au cercle de sentinelles. Dans la plupart des cas, elle n’était pas plus intelligente qu’une simple meute à têtes jointes, mais il arrivait que des coups de génie en sortent. Avant son départ pour les Longs Lacs, le Maître avait conçu un plan pour reconstruire la salle principale du château afin que les séances du conseil puissent être tenues dans cette posture. Mais Acier n’avait pas donné suite au projet. C’était un peu trop risqué pour lui. Sa domination sur les autres n’était pas tout à fait aussi complète que l’avait été celle de Flenser.