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Parfois, maman disait, en parlant de quelque chose d’amusant, que c’était « plus marrant qu’une portée de chiots dans un tonneau ». Jefri Olsndot n’avait jamais eu plus d’un animal à lui en même temps, et cela n’avait été qu’une seule fois un chien. Mais il comprenait maintenant ce qu’elle voulait dire. Dès le premier jour, malgré sa fatigue et sa peur, il avait été fasciné par les huit petits chiens, et vice versa. Ils étaient continuellement sur lui, ils lui tiraient ses vêtements, lui défaisaient ses lacets, s’asseyaient sur son ventre ou couraient autour de lui. Leurs yeux étaient entièrement bruns ou roses, et paraissaient trop larges pour leurs têtes. Depuis le début, ils l’imitaient. Ils étaient plus forts, pour cela, que les oiseaux chanteurs de Straum. Tout ce qu’il disait, ils étaient capables de le reproduire, même longtemps après. Et quand il pleurait, il y en avait toujours un qui pleurait avec lui en se serrant très fort.
Il y avait d’autres chiens, plus gros, qui portaient des vêtements et entraient par une porte située tout en haut du mur. Ils leur faisaient descendre à manger, en émettant parfois d’étranges bruits. La nourriture avait un goût horrible. Lorsqu’il poussait des cris pour le leur faire comprendre, ils ne répondaient pas. Ils n’essayaient même pas d’imiter ses cris.
Au bout de quelques jours, Jefri connaissait tous les recoins de la pièce. Ce n’était pas un cachot. C’était trop grand. De plus, les prisonniers n’ont jamais d’animaux. Il comprenait que ce monde n’était pas civilisé. Il ne faisait pas partie du Domaine, il n’était peut-être même pas raccordé au Réseau. Si papa ou maman ou Johanna n’étaient pas ici, il n’y avait peut-être personne pour apprendre le samnorsk à ces chiens ! Ce serait à lui, Jefri Olsndot, qu’il reviendrait de s’en charger et de retrouver sa famille… Du coup, chaque fois que les chiens à la jaquette blanche passaient la tête par la porte, il leur posait des questions en hurlant. Ce qui ne servait pas à grand-chose. Même celui dont la jaquette avait des rayures rouges le regardait sans répondre. Mais les chiots, eux, ne se privaient pas de faire entendre leur voix ! Ils criaient avec lui, imitant ses mots ou produisant des bruits sans signification.
Il ne lui fallut pas longtemps pour s’apercevoir qu’ils étaient animés par un seul esprit. Quand ils couraient autour de lui, il y en avait toujours deux ou trois qui s’asseyaient à l’écart, tendant leurs cous gracieux d’un côté ou de l’autre, et ceux qui gambadaient semblaient savoir exactement ce que les autres voyaient. Il ne pouvait pas cacher quelque chose dans son dos s’il y en avait seulement un qui regardait. Il alertait immédiatement les autres. Au début, Jefri avait cru qu’ils se parlaient. Mais il y avait bien plus que cela entre eux. Quand ils lui défaisaient ses lacets ou griffonnaient un dessin, leurs têtes et leurs pattes étaient parfaitement coordonnées, comme les doigts des deux mains d’une personne. Jefri ne raisonnait pas explicitement en ces termes, mais il en arriva, au bout de quelque temps, à considérer les chiots comme un seul ami. En même temps, ceux-ci progressaient, et apprenaient à utiliser ses mots, en les mélangeant affreusement.
— Toi moi joue.
Les mots sortaient comme un collage à bon marché, mais ils précédaient généralement une folle cavalcade autour du mobilier.
— Toi moi dessin.
L’ardoise était géante et faisait le tour de la pièce, couvrant toute la partie inférieure des murs sur un mètre de haut. Jefri n’avait jamais vu de sa vie un tel système d’affichage. Il était crasseux, imprécis, ne s’effaçait jamais très bien et ne pouvait rien conserver en mémoire. Mais Jefri l’adorait. Sa figure et ses mains, tout comme les lèvres des chiots, étaient couvertes de poussière de craie. Ils se dessinaient les uns les autres. Les chiots n’étaient pas aussi forts que lui en dessin. Quand ils se représentaient, ils se faisaient toujours avec de grosses têtes et de grosses pattes, et leurs corps étaient tous collés les uns contre les autres. Quand ils dessinaient Jefri, ils lui faisaient de très grosses mains, et chaque doigt était minutieusement représenté.
Jefri dessina sa famille, et expliqua ce que c’était aux autres.
Chaque jour, le soleil faisait une marque un peu plus haute sur le mur. Parfois, la pièce était totalement plongée dans l’obscurité. Au moins une fois par jour, il y avait des meutes qui venaient parler aux chiots. C’était l’une des rares circonstances où ils se détachaient de lui. Ils s’asseyaient en rang sous la galerie et échangeaient des couinements et des sifflements avec les adultes. Comme à l’école ! Ceux d’en haut lui descendaient des rouleaux de papier pour qu’il les regarde, et remontaient ceux qu’il avait déjà utilisés.
Il assistait en silence aux leçons. Il remuait parfois nerveusement, mais il ne hurlait plus comme au début. Encore un peu de patience, et les chiots et lui pourraient se parler. Ils pourraient peut-être lui dire alors où étaient papa et maman et Johanna.
Quelquefois, ce ne sont pas la douleur et la peur qui constituent les meilleurs leviers. La ruse, quand elle marche, autorise les manipulations les plus élégantes et les moins coûteuses qui soient. Dès qu’Amdiranifani parla couramment le langage des mantes, Acier lui fit expliquer la « tragédie » qui avait causé la mort de ses parents et de l’autre membre gémellaire de sa portée. Le Fragment de Flenser avait voulu s’y opposer, mais Acier désirait établir sur la créature un contrôle rapide et sans équivoque.
Il semblait à présent que c’était le Fragment qui avait eu raison. Il aurait dû au moins laisser subsister l’espoir que l’autre membre était encore en vie. Il regarda gravement le sujet Amdiranifani en demandant :
— Que pouvons-nous faire pour l’aider ?
La jeune meute leva vers lui des yeux confiants.
— Jefri est bouleversé par ce qui est arrivé à ses parents et à sa « sœur ».
Amdiranifani émaillait ses propos de termes empruntés au langage des mantes, souvent à tort et à travers. Il ne disait pas « membre », mais « sœur ».
— Il ne mange presque rien, ajouta-t-il. Il ne veut plus jouer. Cela me rend très triste.
À l’autre extrémité de la galerie, Acier surveillait le couloir. Le Fragment de Flenser était là. Il ne se cachait pas, mais la plupart de ses membres demeuraient dans l’ombre. Jusqu’à présent, il avait eu des intuitions extraordinaires. Cependant, son regard avait la même dureté que dans l’ancien temps, où la moindre erreur pouvait signifier une mutilation ou pire. Peu importe. L’enjeu n’avait jamais été aussi élevé qu’en ce moment. Si la peur à ses trousses pouvait aider Acier à réussir, qu’elle soit la bienvenue. Il détourna les yeux de la galerie et mit sur tous ses visages une expression de tendre sympathie pour Jefri.
— Faites-lui comprendre que nous ne pouvons pas ramener ses parents ni sa « sœur » à la vie, mais que nous savons qui sont leurs assassins, et que nous faisons tout notre possible pour leur résister. Mais ce n’est pas facile. Le Sculpteur est un empire vieux de plusieurs siècles, et nous ne sommes pas de taille à l’attaquer. Dites-lui bien que c’est la raison pour laquelle il doit nous donner toute l’aide qu’il pourra. Il faut qu’il nous apprenne à nous servir du vaisseau de ses parents.
La meute de chiots abaissa une tête.
— Je sais. Je veux bien essayer, mais…
Les trois membres blottis contre Jefri émirent une succession de bruits dans le grave à l’adresse de Jefri. La mante était assise la tête basse, les tentacules de ses pattes devant les yeux. Il y avait plusieurs jours qu’elle était ainsi prostrée, et cela s’aggravait de jour en jour. Elle secoua violemment la tête, laissant entendre des bruits plus aigus que d’habitude.