— Jefri dit qu’il ne sait pas faire marcher ce qu’il y a dans le vaisseau. Ce n’est qu’un… (La meute hésita, cherchant une traduction adéquate.) Il est très jeune, vous savez. Un peu comme moi.
Acier hocha la tête pour montrer qu’il comprenait. C’était une conséquence évidente de la nature monomembre de la créature, mais il n’arrivait pas à se faire à cette idée. Les monstres commençaient tous leur existence à l’état de chiot, comme dans l’expérience qu’il était en train de conduire avec cette meute. L’expérience parentale leur était transmise uniquement par l’intermédiaire du langage intermeutes. Cela rendait cette créature particulièrement vulnérable et facile à duper, mais c’était fort gênant en l’occurrence.
— S’il pouvait faire un effort pour nous aider à comprendre…
La mante émit de nouveaux grognements. Il faudrait peut-être qu’Acier étudie son langage. Les sons n’étaient pas difficiles à imiter. Les monstres n’étaient pas gâtés. Il fallait qu’ils utilisent leurs bouches pour parler, comme les oiseaux ou les limaces de la forêt. Pour le moment, il dépendait d’Amdiranifani et cela ne posait pas de problème. La meute de chiots lui faisait confiance. Un autre don du ciel. Dans quelques-unes de ses expériences les plus récentes, il avait essayé l’amour seul à la place de la combinaison originale de Flenser, terreur/amour. Et il y avait une petite chance pour que les résultats soient meilleurs. Par bonheur, Amdiranifani faisait partie du groupe amour seul. Même ses instructeurs avaient eu pour consigne d’éviter les punitions pédagogiques. La meute croirait tout ce qu’il lui dirait. Et la mante aussi, il l’espérait.
— Il y a autre chose, déclara Amdiranifani. Il m’en a déjà parlé. Jefri sait comment il faut faire pour réveiller les autres « enfants » (le mot pouvait se traduire littéralement par « meutes de chiots ») qui sont dans le vaisseau. Mais vous avez l’air surpris, messire Acier ?
Même s’il ne se voyait plus entouré de monstres dans ses cauchemars, Acier ne tenait pas à lâcher une centaine de ces créatures dans la nature.
— Je ne savais pas que c’était si facile à faire, dit-il. Mais cela peut attendre, je pense. Nous avons déjà assez de mal à trouver de la nourriture pour Jefri.
Et c’était vrai. La créature était incroyablement difficile quand il s’agissait de manger.
D’autres grognements et sifflements sortirent de la bouche de Jefri.
— Il y a encore une chose, messire. Jefri pense qu’il est possible d’utiliser l’ultrabande du vaisseau pour appeler à son aide d’autres créatures comme ses parents.
Le Fragment de Flenser bondit hors de l’ombre. Une paire de têtes se tourna vers la mante tandis qu’une troisième regardait Acier avec intensité. Celui-ci ne réagit pas. Il savait se montrer plus froid qu’une meute en dispersion.
— Cela demande réflexion, dit-il. Je pense que Jefri et vous devriez en discuter davantage. Je ne voudrais rien tenter qui puisse endommager le vaisseau.
Ce n’était pas très convaincant. Il vit le Fragment plisser un museau avec amusement. Pendant qu’il parlait, Amdiranifani traduisait. Jefri répondit presque immédiatement.
— Oh, ce n’est pas grave ! Jefri voulait parler d’un appel spécial… Il dit que le vaisseau envoie automatiquement un signal de détresse… depuis qu’il s’est posé…
Acier se demandait s’il avait jamais entendu proférer une menace de mort sur un ton d’aussi placide innocence.
Ils laissèrent progressivement sortir Amdi et Jefri pour jouer. Au début, cela rendait Amdi nerveux. Il n’avait pas l’habitude de porter des vêtements. Toute sa vie – les quatre ans entiers – s’était passée dans cette grande salle. Il avait lu beaucoup de choses sur l’extérieur et avait une grande curiosité, mais cela lui faisait un peu peur aussi. Cependant, le petit garçon humain semblait souhaiter cela. Chaque jour, il était un peu plus prostré et pleurait en silence. Il pleurait surtout ses parents et sa sœur, mais il souffrait aussi d’être enfermé à une si grande profondeur.
Amdi avait donc parlé à messire Acier, et ils sortaient maintenant presque tous les jours, ne fût-ce que pour faire le tour d’une cour intérieure. Dans les premiers temps, Jefri restait assis sans même regarder autour de lui. Mais Amdi s’était aperçu qu’il se portait vraiment mieux quand il prenait l’air, et il incitait son ami à jouer un peu plus chaque jour avec lui.
Des meutes de professeurs et de gardes étaient toujours présentes dans un coin, pour les surveiller. Amdi, puis Jefri, un peu plus tard, prenaient un malin plaisir à leur donner des émotions. Ils ne s’en étaient pas rendu compte quand ils étaient dans les souterrains, mais la plupart des adultes étaient très mal à l’aise en présence de Jefri. Le jeune garçon faisait une fois et demie la taille d’un membre normalement dressé sur ses pattes. Quand il s’approchait d’eux, ils resserraient instinctivement les rangs et s’efforçaient de se maintenir à distance. Ils n’aimaient pas être obligés de lever la tête pour le regarder. Amdi trouvait cela ridicule. Pour lui, Jefri était si maigre et si haut qu’il risquait de basculer à tout moment. Quand il courait, on avait l’impression qu’il cherchait frénétiquement à éviter de tomber, sans jamais y parvenir complètement. Pour cette raison, son jeu préféré avec lui, à cette époque, était le jeu de chat. Quand c’était lui qui poursuivait, il s’arrangeait toujours pour le faire courir droit sur une meute de jaquesblanches aux gueules particulièrement sinistres. Si Jefri et lui se débrouillaient bien, cela finissait par être un jeu à trois où il pourchassait Jefri comme un fou autour de la cour tandis que les jaquesblanches ne savaient plus quoi faire pour les éviter tous les deux.
Parfois, il regrettait les tours qu’il jouait aux gardes et aux professeurs. Ils étaient si guindés. Ne comprenaient-ils pas à quel point c’était un réel plaisir que d’avoir un ami à côté de qui on pouvait marcher et que l’on pouvait toucher quand on voulait ?
Il faisait nuit presque tout le temps maintenant. On ne voyait la lumière du jour que pendant quelques heures, aux environs de midi. Le crépuscule, avant et après, était encore assez clair pour voiler les étoiles et les aurores boréales, mais pas suffisamment pour laisser voir les couleurs. Bien qu’Amdi eût passé toute sa vie enfermé, il se rendait compte de la situation et adorait contempler ces changements de lumière. Quant à Jefri, il n’aimait pas l’hiver… jusqu’à ce que la neige commence à tomber.
Acier fit confectionner une série de jaquettes spéciales pour Amdi, et des vêtements adaptés pour le garçon humain. C’étaient de grosses combinaisons matelassées, qui lui couvraient tout le corps et le tenaient plus au chaud que s’il avait possédé une épaisse fourrure.
Sur tout un côté de la cour, la couche de neige ne dépassait pas quinze centimètres ; mais ailleurs, elle pouvait monter plus haut que les têtes d’Amdi. Des torches fixées sous des pare-vent muraux diffusaient une lumière tremblante qui la rendait dorée. Amdi savait ce que c’était, mais il la voyait pour la première fois. Il adorait se rouler dedans, jusqu’à ce que ses jaquettes soient toutes blanches. Et il la regardait inlassablement tomber, en essayant de distinguer les flocons sans les faire fondre avec son haleine. Leur configuration hexagonale était fascinante, juste à la limite de ses capacités de vision.
Ce n’était plus du tout amusant de jouer à chat. Jefri était capable de courir sans problème au milieu des congères alors qu’il pataugeait dans la boue blanche. Et ce n’était pas la seule chose extraordinaire que le jeune humain savait faire. Il fabriquait des boules de neige avec ses mains et les lançait. Les gardes étaient affolés quand il jouait ainsi, surtout quand il les visait exprès. Pour la première fois, Amdi les vit se mettre en colère.