La jeune meute galopait, éperdue, à travers la cour balayée par le vent, feintant pour éviter les boules de neige, lançant des signaux de frustration. Les mains humaines étaient diaboliques. Comme il aurait aimé en avoir une paire ! Quatre paires ! Adoptant une nouvelle tactique, il encercla le jeune humain et bondit sur lui de trois côtés à la fois. Jefri recula vivement pour gagner un endroit où la neige était plus profonde, mais c’était trop tard. Amdi l’attaqua en même temps aux jambes et aux épaules, et le fit tomber à la renverse dans une petite dune de neige. Une bataille pour rire s’ensuivit, lèvres grondantes et pattes frénétiques contre pieds et mains gigotants. Mais ce fut Amdi qui eut le dessus. Le deux-pattes reçut la monnaie de toutes ses boules de neige sous la forme d’une coulée glacée perfidement introduite dans le col de sa combinaison.
Parfois, les deux amis se contentaient d’admirer le ciel pendant des heures, jusqu’à ce qu’ils en aient le derrière et les pattes ankylosés. Abrités de la lumière des torches par le plus haut tas de neige, ils distinguaient clairement les points brillants qui scintillaient au-dessus de leurs têtes.
Amdi était fasciné par les aurores boréales, qu’il voyait pour la première fois. Mais il n’était pas le seul. Même certains de ses professeurs avaient une réaction identique. Ils disaient que cette partie du monde était privilégiée pour l’observation du ciel. Quelquefois, la lueur était si faible que le reflet des torches sur la neige suffisait à l’effacer. À d’autres moments, elle couvrait tout d’un horizon à l’autre, avec des traînées vertes tirant sur le rose et continuellement changeantes comme sous l’action d’une brise lente.
Jefri et lui n’avaient plus aucun mal à communiquer, mais les échanges se faisaient toujours dans la langue du deux-pattes, celui-ci étant incapable de prononcer un trop grand nombre de sons du langage intermeutes. Même le nom d’Amdi était à peine reconnaissable dans sa bouche. Par contre, la jeune meute se plaisait à parler le samnorsk, qui était devenu pour elle et son ami un véritable langage secret.
Jefri n’était pas particulièrement impressionné par l’aurore boréale.
— Nous en avons tout le temps, chez nous. Ce n’est que la lumière des…
Il prononça un mot que son ami n’avait jamais entendu, et le regarda avec amusement. Cela faisait toujours un drôle d’effet de voir qu’il ne pouvait fixer qu’un seul endroit à la fois. Sa tête et ses yeux étaient toujours en mouvement.
— Tu sais bien, expliqua-t-il. Ces endroits où l’on fabrique des choses. Je pense qu’il y a des fuites de gaz et de produits chimiques et que la lumière du soleil éclaire tout ça, ou bien que cela devient…
Encore un mot inintelligible.
— Des endroits où l’on fabrique des choses ? répéta Amdi, interloqué. Dans le ciel ?
Il possédait une mappemonde. Il connaissait la taille du globe et son orientation. Si l’aurore boréale reflétait la lumière solaire, elle devait se trouver à des centaines de kilomètres au-dessus du sol ! Amdi appuya l’un de ses dos contre celui de Jefri et émit un sifflement très humain. Ses connaissances en géographie ne valaient pas son savoir en géométrie, mais…
— Il n’y a aucune meute qui travaille dans le ciel, Jefri, murmura-t-il. Nous n’avons pas de bateaux volants.
— Euh… C’est vrai, vous n’en avez pas. Je ne sais pas ce que c’est que ce truc, alors. Mais ça ne me plaît pas quand même. Ça empêche de voir les étoiles.
Amdi savait tout sur les étoiles. Jefri lui avait expliqué. Quelque part là-haut, il y avait les amis des parents de Jefri.
Le jeune humain demeura silencieux durant plusieurs minutes. Il ne regardait plus le ciel. Amdi se rapprocha un peu plus de lui, sans cesser de contempler les lumières changeantes. Derrière eux, la crête de neige durcie par le vent reflétait la lueur jaune des torches. Amdi imaginait les pensées de son ami.
— Ces émetteurs qu’on a trouvés dans le vaisseau, dit-il, ils ne sont vraiment pas suffisants pour appeler à l’aide ?
Jefri trépigna.
— Je t’ai déjà dit que non ! Ce ne sont que des radios. Je pense que je pourrais les faire marcher, mais à quoi bon ? Le truc à ultrabande est toujours à bord, et on ne peut pas le déplacer, il est trop lourd. Je ne comprends pas pourquoi messire Acier ne veut pas me laisser y aller. J’ai huit ans, je saurais très bien le faire marcher. Maman l’a réglé juste avant… avant…
Ses mots s’étranglèrent dans sa gorge, et il retomba dans son habituel silence prostré. Amdi vint frotter l’une de ses têtes contre son épaule. Il avait une théorie sur l’attitude de messire Acier. Jusque-là, il n’en avait jamais parlé à Jefri.
— Il craint peut-être que tu ne t’en ailles avec.
— C’est ridicule ! Je ne vous quitterais pas comme ça ! De plus, ce n’est pas facile de faire voler ce vaisseau. Il n’était pas conçu pour se poser sur une planète !
Jefri disait parfois d’étranges choses. Amdi ne le comprenait pas toujours. Mais il avait appris à accepter littéralement ses affirmations. Les humains possédaient-ils réellement des navires qui ne touchaient jamais la terre ? Où allaient-ils donc avec ? De nouvelles échelles de référence se mettaient progressivement en place dans son esprit. La mappemonde de messire Acier ne représentait pas le monde, mais une infime portion de celui-ci dans l’agencement réel des choses.
— Je sais bien que tu ne nous quitterais pas. Mais comprends que messire Acier en ait un peu peur. Il ne communique avec toi que par mon intermédiaire. Nous devons d’abord lui prouver qu’il peut nous faire confiance.
— Tu as sans doute raison.
— Si nous pouvions réparer les radios, toi et moi, ce serait déjà un premier pas. Mes profs n’y comprennent rien, je le sais. Messire Acier en a une aussi, mais je ne crois pas qu’il en sache plus qu’eux.
— C’est vrai. Si je pouvais faire marcher l’autre…
Cet après-midi-là, les gardes respirèrent un peu.
Ceux dont ils avaient la charge rentrèrent plus tôt que d’habitude. Les adultes ne cherchèrent pas à savoir quelle était la raison de leur bonne fortune.
Les quartiers privés d’Acier étaient, à l’origine, ceux du Maître. Ils différaient grandement des autres salles du château. En dehors des chorales, chaque pièce ne pouvait accueillir qu’une seule meute à la fois. Ce n’était pas tant en raison de l’exiguïté des locaux. Il y avait cinq pièces, sans compter la salle de bains. Mais, à l’exception de la bibliothèque, aucune ne faisait plus de cinq mètres de long. Les plafonds étaient bas, un peu moins d’un mètre cinquante. Il n’y avait pas de galerie pour les visiteurs. Les domestiques étaient toujours à portée d’appel dans les deux couloirs extérieurs contigus à l’appartement. La salle à manger, la chambre à coucher et la salle de bains étaient munies d’une deuxième porte basse, à peine assez large pour transmettre des ordres ou faire passer des boissons et de la nourriture. On pouvait également s’en servir comme lieux d’aisance.
L’entrée principale était gardée de l’extérieur par trois meutes d’élite. Naturellement, le Maître n’aurait jamais habité un logement ne possédant qu’une seule issue. Acier avait découvert huit passages secrets, dont trois dans la chambre à coucher. Ces derniers ne pouvaient être ouverts que de l’intérieur. Ils conduisaient au labyrinthe que Flenser avait fait aménager dans les murailles du château. Personne ne connaissait l’étendue de ce labyrinthe. Pas même le Maître. Acier l’avait fait partiellement refaire, en commençant par les passages secrets qui le reliaient à ce repaire, dans les années qui avaient suivi le départ du Dépeceur.