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Ces quartiers étaient pratiquement inexpugnables. Même si le château tombait, le garde-manger du logement contenait six mois de vivres. La ventilation était assurée par un réseau de conduites presque aussi complexe que les passages secrets du Maître. Dans l’ensemble, cependant, Acier ne se sentait que relativement en sécurité ici. Il était toujours possible que d’autres passages existent, et qu’ils puissent s’ouvrir de l’extérieur.

Naturellement, les chorales étaient hors de question, ici ou n’importe où ailleurs. La seule activité sexuelle hors meute qu’il se permettait faisait intervenir des membres isolés, et toujours dans le cadre de ses expériences. Il était trop dangereux de se mélanger avec d’autres.

Après dîner, Acier alla passer un moment dans la bibliothèque, autour de sa table de lecture. Tandis que deux d’entre lui sirotaient un excellent cognac, un troisième fuma une herbe venue du Sud. C’était un plaisir, mais calculé. Il savait exactement quels vices, appliqués à quels membres, stimuleraient son imagination au point le plus haut.

De plus en plus, il comprenait que l’imagination était au moins aussi importante, dans la partie qui se jouait actuellement, que l’intelligence pure. Le bureau entre lui était couvert de cartes militaires, de rapports sur la situation dans le Sud et de mémos sur la sécurité intérieure. Mais le plus important, au milieu du papier de soie, comme une limace d’ivoire dans son nid, était la « radio » des créatures des étoiles. Ils en avaient trouvé deux à bord du vaisseau. Acier prit celle qui était devant lui et suivit d’un museau ses courbes lisses. Seuls les bois les plus fins et les plus travaillés, ceux qui étaient utilisés pour faire des instruments de musique ou des sculptures, pouvaient égaler la grâce de cet objet. Mais le plus extraordinaire était que la mante prétendait l’utiliser pour parler à des dizaines de kilomètres de là, à la vitesse d’un rayon de soleil. Si c’était vrai, Acier imaginait le nombre de batailles perdues qui auraient pu être gagnées avec ça. N’importe quelle conquête pourrait être entreprise. Et s’ils pouvaient apprendre à en fabriquer d’autres… Les agents du Mouvement, répartis sur tout le continent, seraient aussi proches de lui que l’étaient ses gardes du corps. Aucune force au monde ne pourrait alors s’opposer à lui.

Il prit sur son bureau le dernier rapport en provenance du Sculpteur. Sur bien des points, ils réussissaient mieux que lui avec leur mante. Apparemment, la leur était presque adulte. Mais elle possédait surtout une bibliothèque miraculeuse, qui pouvait être interrogée presque comme un être vivant. Il y avait trois autres boîtes de données à bord. Les jaquesblanches en avaient retrouvé les restes calcinés au pied du vaisseau. Jefri disait que les processeurs de bord faisaient à peu près les mêmes choses que les boîtes de données, « mais en plus stupide ». (C’était la meilleure traduction qu’Amdi avait pu fournir.) Jusqu’à présent, cependant, ils n’avaient rien pu tirer de ces processeurs.

Grâce à leur boîte de données, par contre, plusieurs collaborateurs du Sculpteur avaient déjà maîtrisé le langage des mantes. Chaque jour, ils en apprenaient plus sur la civilisation de ces créatures que ce qu’ils découvraient ici en un dijour. Il sourit. Ils ignoraient que les résultats les plus importants lui étaient fidèlement rapportés. Pour le moment, il les laissait jouer tranquillement avec leur boîte et leur deux-pattes. Ils lui avaient été utiles en découvrant plusieurs choses qui lui avaient échappé. Ce qui ne l’empêchait pas de maudire leur bonne fortune.

Il feuilleta rapidement le reste du rapport. Excellent. Le deux-pattes du Sculpteur ne coopérait toujours pas. Son sourire se transforma en rire. Ce n’était qu’un détail. La manière dont la créature désignait les meutes… Le rapport essayait d’imiter la prononciation du mot, mais c’était sans importance. La traduction donnée était « griffes » ou « dards ». La mante avait particulièrement horreur des prolongements de métal que les soldats portaient au bout des pattes. Messire Acier lécha pensivement l’émail noir de ses griffes soigneusement taillées. Très intéressant. Les griffes pouvaient être quelque chose de menaçant, mais elles faisaient surtout partie de la personnalité. Les dards, en tant que prolongement artificiel, étaient potentiellement beaucoup plus menaçants. Il concevait qu’on donne ce nom à une force d’élite spécialisée dans les massacres, mais de là à désigner ainsi toutes les meutes… C’était faire abstraction des faibles, des gentils, des naïfs, des pauvres, et de toutes les personnes comme Flenser ou lui-même. Mais cela en disait long sur la psychologie des mantes, que ce jeune représentant de leur espèce ait choisi le dard comme symbole de la meute.

Il s’écarta du bureau et regarda le paysage dessiné sur les murs de la bibliothèque, correspondant à la vue que l’on avait du haut des tours du château. Derrière ces peintures, les murs étaient doublés de motifs de quartz, de mica et de fibres dont les échos donnaient vaguement l’impression que l’on se trouvait face à une immensité de pierre nue. Les combinaisons audiovisuelles étaient rares dans ce château, et celle-ci était particulièrement réussie. Chaque fois qu’il se tenait là, Acier se sentait agréablement relaxé. Il laissa vagabonder son imagination.

Les Dards. J’aime bien ce nom.

Si c’était ainsi que la créature des étoiles les voyait, le nom était approprié pour désigner sa race. Ses pitoyables conseillers – et même le Fragment de Flenser, parfois – étaient encore intimidés par le vaisseau tombé du ciel. Il ne faisait pas de doute que celui-ci contenait une puissance inégalée dans le monde entier, mais il n’y avait pas de raison de céder à la panique. Acier avait compris que les créatures n’étaient pas des êtres surnaturels. Ils avaient simplement progressé dans le domaine scientifique – auquel le Sculpteur accordait tant de prix – à un point tel que la plupart de leurs inventions étaient incompréhensibles sur ce monde. Leur civilisation représentait certes pour eux une inconnue mortelle. Elle était sans doute capable de réduire leur planète en cendres. Mais plus Acier progressait dans la connaissance des mantes, plus il voyait leur infériorité fondamentale. Malgré leur intelligence, c’étaient des créatures tarées à la naissance. Chaque individu devait être élevé à partir de rien, comme une meute composée uniquement de nouveau-nés. La mémoire ne pouvait se transmettre que par la voix ou par l’écriture. Chaque individu grandissait, vieillissait et même mourait en bloc. Malgré lui, Acier frissonna.

Il avait fait du chemin depuis ses premières angoisses et ses premières erreurs. Depuis plus de trois dijours, il essayait de trouver un moyen d’utiliser le vaisseau pour devenir le maître du monde. La mante avait déclaré que le vaisseau envoyait un signal de détresse aux autres. Ce qui avait réduit quelques-uns des Serviteurs de Flenser à un état voisin de l’incontinence. Mais quoi ? Tôt ou tard, d’autres vaisseaux viendraient. Devenir le maître du monde n’était plus un objectif raisonnable. Il était temps de viser plus haut, dans des sphères dont même le Maître n’avait jamais soupçonné l’existence. Qu’on leur enlève leur supériorité technologique, et les mantes n’étaient plus que des créatures limitées, fragiles, faciles à conquérir. Elles étaient les premières à s’en rendre compte. Des Dards. Voilà comment elles nous appellent. Qu’à cela ne tienne. Un jour, les Dards voyageraient, eux aussi, parmi les étoiles, et ils régneraient en maîtres.